Ecrit en commentaire à un texte sur Facebook très remonté contre Emmanuel Carrère, l’accusant entre autres de proposer aux grands déprimés de se faire faire une cure de bonne conscience auprès de réfugiés sur une île grecque, tout en travestissant la réalité des faits alors qu’il se targue de toujours vouloir dire la vérité, ce dont il fait même le cœur de son livre et de son écriture.
Certains écrivent, d’autres pas. Certains s’y autorisent, d’autres pas. Certains y sont obligés, d’autres pas. À toutes sortes d’égards, écrire est maladie, écrire fait partie de la maladie, écrire est sa guérison. Peut-on enlever l’écriture à Emmanuel Carrère ? Qui le peut ?
Ces « révélations » de l’ex-épouse indiquent une fois de plus certaines limites du genre, eu égard à ce que serait la grande littérature, la vraie, et ne sont pas loin de faire partie intégrante du livre et de l’écriture contemporaine et de la lecture contemporaine. C’est faiblesse sans doute que de s’y trouver trop bien intégré. Mais n’est-ce pas l’époque qui est faible, et souvent prise entre la manie et la dépression.
Pour autant, faudrait-il qu’il n’écrive pas, Emmanuel Carrère ? Qu’il n’ait pas trouvé la forme fictionnelle de son malheur, fictionnelle au point qu’on n’y reconnaisse plus les très exacts faits de la réalité, celle dont d’autres peuvent témoigner, dont c’est à la fois le peu d’écart et le trop d’écart qui lui est reproché. Trop proche et pas assez de la réalité.
Mais enfin, quel est l’enjeu ? La réalité, la vérité ? À moins que ce ne soit le réel dont l’innomabilité à force d’être répétée finit par exaspérer, dont on a tout dit quand on a rien dit, où pourtant tombent certains d’entre nous, pas forcément les meilleurs, les plus géniaux, qui alors éventuellement pourront / vont pouvoir / finiront par agripper certains des mots qui les agressent, cela s’apprend au fil du temps, des années, qui les agressent par nuées, par milliers, les poigner ces misérables, ces cruels, au hasard, les garder au creux des mains dans le silence de la nuit où ils sont cloués au lit, sont-ils morts, sont-ils vivants, ces mots retenus dans leurs poings, sont-ils résonance, celui qui les malaxe jusqu’à en faire prise par où se hisser, se cramponner, est en grande attention. À quoi il n’y a pas de mode d’emploi, c’est la nuit ici qui régit, reine qui accroît son domaine de silence, d’infinie indifférence qui vous revoit. Et faudrait-il à ces rescapés reprocher de n’avoir pas tous fait bonne pêche. Ils usent de cela même qui les tuent. Nuées de mots, qui ne sont plus qu’énergie vrombissante, qui les encercle traverse dépèce, seul réel qui annihile toute réalité, toute vérité. L’écriture est le moyen de les coller au mur, à la surface de la paroi. Et du moment qu’on trouve à en nouer 2 ou 3, ou 4, ou 5 ou 6, on est bien content, et ça se fait à l’aveugle, et sans qu’on fasse trop la fine bouche ou qu’on n’aie trop le choix du sens qui se cherche se tresse vous redresse. Certaines vérités y retrouvent vie, qui sont autant de fictions, de celles qui ont tissé votre filandreuse matière, comme celle de « l’homme bon ». Qui est qui pour critiquer cela ? Quel sens, bon sens, pour en juger ? )
Pour ma part, je suis convaincue du courage qu’il aura fallu pour écrire cette folie, pour avouer ce diagnostic. Et je lui suis reconnaissante de l’avoir eu. Alors, faiblesse du livre, peut-être, ces mois traînés sur les îles grecques qui « dans la réalité » n’auraient été que des jours. S’y joue donc une des parts de fiction du livre. Fiction qui n’en détient pas moins sa vérité (voire d’ailleurs qui en acquière).
S’agit-il donc de la fiction de l’homme bon à laquelle Emmanuel Carrère se plaît à croire, de son aveu. Plus largement s’agit-il de la fiction de notre temps, de son inassimilable, de toutes nos solitudes ancrées dans du sable, échoués que nous sommes jamais loin de migrants dont nous ne sommes pas, dont tout nous sépare sinon cette propriété d’être corps vivants encore écrasés là, flaques. Ce n’est pour ma part pas là que je l’ai senti guérir, Emmanuel Carrère. Là, dans les îles grecques, c’est temps blanc, sa métaphore, yeux ouverts sur rien dans la proximité de damnés contemporains qui se relèvent, lui aussi, usent de leurs jambes, errent, pianotent sur des téléphones portables, s’ennuient. Font du tai chi. Temps d’intervalle, sas à l’heure de nulle part, suspendu comme on l’est en avion. S’il y a eu guérison, c’est pour moi dans le renouement avec l’écriture qu’elle a lieu, juste après, dans le retour en France, empruntant la petite porte, celle des valets, des manuels, par l’exercice entêté, obtus, sourd, inlassable de ses 2 mains qui posent leurs 10 doigts sur le clavier, le simple recopiage d’interminables pages de manuscrit, l’obéissance à un ami cher, à l’éditeur aimé, décédé. C’est là, pour moi, que ça renoue avec la possibilité de la vie, avec l’écriture et la publication. C’est dans la production matérielle de l’objet livre qu’Emmanuel Carrère se leste, bouche la veine ouverte par où il se vidait lentement de lui-même.
Il y aurait toujours d’autres choses à dire de la crise de dépression mélancolique, on pourrait toujours dire autrement ce qui ne peut s’en dire, tout ce qui d’elle n’appartient pas même à la mémoire, et je trouve pour ma part qu’il en dit fort simplement l’impossible et même l’oubli, terrible. Son trou dans l’être. Et c’est alors par les parois imaginaires de la descente aux enfers, par d’autres déjà si souvent risquée, qu’un énième auteur prend sa plume et aveugle, à tâtons grave, le corps plaqué à la paroi humide, ce qu’il peut, de l’inconcevable, de ces régions dont on est revenu bête, ou l’on a perdu l’entendement, l’humanité peut-être. Cela relève de l’éthique du bien dire, seule capable de répondre du sacrifice mélancolique.
MP à l’auteur du texte que je commentais
Yoga – Je dois vous avouer que ce livre m’a permise de prendre la mesure d’un diagnostic que je n’acceptais pas, et d’en voir ma vie bouleversée. Définitivement. Je refuse encore les médicaments et cherche. Mais, ce livre, aussi peu littéraire soit-il, m’a extraordinairement aidée. Car ce n’est plus du tout le même combat, la même responsabilité, le même risque. Le même combat pour un retour à une normalité. Je suis dédouanée. Mes responsabilités sont ailleurs. Et ma culpabilité s’est évaporée. Qu’une autre se mette en place, c’est possible. Mais j’aurai me semble-t-il les moyens de la combattre. Espérant ne pas vous blesser, Cordialement, V