le trou dans le cv

Confusément réveillée ce matin dans le souvenir du principe de réalité. Très simplement venu là comme s’il ne m’avait jamais quittée. Son concept. Allons, me dis-je, vraiment de ma vie n’ai-je rien fait d’autre que de m’inquiéter de la postérité, n’aurais-je travaillé, voulu œuvrer,  que dans l’appréhension que tout ce que j’ai vécu, in fine si attachant, soit oublié, disparaisse ? Une fois remise de cet instant-de-voir, ce propos supportait  d’être nuancé et repartais-je à la recherche des grandes raisons de ma vie.

Le principe de réalité n’est-il pas cela qui régit nos vies, à quoi je n’ai jamais su me plier, auquel j’ai cherché par tous les moyens d’échapper ? Ce qui pourrait expliquer que mon expérience soit si difficilement transmissible,  que je doive rester muette et l’inconfort de ça, basée qu’elle est sur une insoumission forcée au principe de réalité. Ne devrais-je enseigner à l’enfant sa dure existence, y a-t-il lieu de le mettre en garde, rien ne sert-il de l’effrayer ? Comment lui donner des armes dont je ne dispose pas ? A moins que je ne trouve le moyen de le lui présenter d’une façon non-effrayante , quand il m’aura toujours plongée dans une angoisse à laquelle je n’ai pu que me soumettre mais qui m’a donné l’imagination nécessaire pour le contourner. Et comment le justifier, ce contournement du principe de réalité, quand il est peut-être à la base de  toute éducation. – Qui es-tu ? – Celle-là qui n’a rien, qui reçoit.- Cela n’est pas conforme au principe de réalité !- Mais le contourne. Et me serai-je obstinée, par mon travail, lecture, écriture, analyse, à trouver les mots qui donnent meilleure figure à cette non-conformité. Je ne suis pas une rebelle. L’eussé-je été, j’aurais pu revendiquer ma différence. Publiquement, il m’a fallu m’en défendre.

Avant que d’y retourner vérifier chez Freud, brièvement, qu’ai-je retenu du principe de réalité, 20 voire 30 ans après l’avoir lu ? En un mot, et évitant de m’avancer plus avant, je dirais les papiers. Le monde des papiers, la paperasserie. Bien sûr, il faut confronter cela à ce qu’il en est pour Freud. Mais, l’angoisse insurmontable, en ce qui me concerne, c’est là qu’elle trouve sa cause. Les impôts, les factures, les enveloppes à ouvrir, le courrier à lire, les comptes à faire; plus loin, les rendez-vous à prendre, les coups de fil à donner, etc.

Alors, pourquoi a-t-il fallu que je retourne ce matin à ce concept freudien auquel je n’ai jusqu’à présent jamais beaucoup pensé, dont je n’ai jamais beaucoup usé ? Mystère. Sans doute étais-je tentée de rapprocher d’un concept existant quelque chose qui chez moi ne s’inscrit qu’en creux et qui remettait en cause l’idée de n’avoir vécu, travaillé, que pour la postérité. Car il y a un travail,  actuel et difficile, qui consiste à vouloir éviter que l’enfant soit confronté aux difficultés auxquelles j’ai été confrontées. Puis, probablement, y a-t-il eu ce rêve dont je souviens maintenant de quelques bribes :

« J’allais me mettre au travail. Je cherchais à me remettre au travail. ( C’est ça le principe de réalité, non ? Ce sera de là qu’il est revenu.)  Il était exigé que j’aille voir tous les commerçants de mon arrondissement qui était curieusement le onzième, tous les clients potentiels, soit tous les habitants, et que je recueille leurs données administratives. Il me semble que cela était exigé par une comptable, dans le cadre de la reprise de mes activités rémunératrices. Frédéric me l’avait déjà dit mais je n’avais pas voulu le croire. J’avais alors été voir cette vieille comptable, dont Frédéric préférait qu’on ne la consulte plus, afin qu’elle me conseille et éventuellement remette mes papiers sur les rails, aussi des impôts. J’avais alors songé que je pourrais, plutôt que de recueillir toutes ces adresses, rapidement faire un site professionnel où je renseignerais dans mes clients tous ceux pour lesquels j’ai travaillé dans une agence en Belgique. Il s’agissait un peu d’un curriculum vitae ( voilà, c’est ça, le principe de réalité, le curriculum vitae, voilà ce que c’est aujourd’hui, le principe de réalité ) et je m’effrayais du trou qu’il comportait depuis mon arrivée en France. »

sur les traces du principe de réalité

Désireuse de retrouver ce qu’est le principe de réalité, suite à ces pensées de réveil de l’autre jour, je relis Freud.  C’est un vrai plaisir. Quelques extraits :

Sigmund Freud,  Essais de psychanalyse, Première partie – Au-delà du principe de plaisir (pbp – Petite Bibliothèque Payot)

augmentation / diminution quantité d’énergie

Aussi nous sommes-nous décidés à établir entre le plaisir et le déplaisir, d’une part, la quantité d’énergie (non liée) que comporte la vie psychique, d’autre part, certains rapports, en admettant que le déplaisir correspond à une augmentation, le plaisir à une diminution de cette quantité d’énergie.
[… ici un morceau de  phrase que je ne comprends pas1 ]
il est probable que ce qui constitue le facteur décisif de la sensation, c’est le degré de diminution ou d’augmentation de la quantité d’énergie dans une fraction de temps donnée. (p.8)

Autrement dit, chaque fois que j’hésite à sortir, c’est parce que je crains l’augmentation de la quantité d’énergie qui risque de s’ensuivre. Et mon caractère casanier obéit-il strictement au principe de plaisir. Me disais-je lisant, parallèlement lointainement effleurée d’un doute ou plutôt d’un étonnement : n’arrive-t-il pas que l’augmentation d’énergie plutôt soit l’indice d’un plus de plaisir, voire soit recherchée pour elle-même ? Je pensais aux fêtes ou à l’excitation des enfants, sans arriver à être plus précise. S’agissait-il de cas particulier, qu’est-ce qui les distinguait alors ? Car, je le sentais bien, ce rapport est exact et l’augmentation d’énergie est appréhendée comme un déplaisir, comme un danger. Dans cette veine, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’excitation sexuelle, la montée du plaisir, l’horizon de l’orgasme. Quel rapport alors à l’angoisse ? Ne m’avait-il déjà semblé apercevoir un lien entre la jouissance et l’angoisse ? Ces questions se superposaient, fragiles, n’osant clairement s’énoncer. Et qu’est-ce qui protège les enfants, par exemple, de la curiosité ?  Je ne pouvais m’empêcher de pressentir que la crainte de l’augmentation d’énergie puisse être un frein à la curiosité, à l’ouverture à l’inconnu. Puis, de quoi s’agit-il dans cette énergie, quelle est-elle? Celle du Ça? des pulsions? de ces pulsions qui sont constantes ?  Le moins de crainte des enfants tient-il à ce qu’ils ne distinguent pas encore bien leur monde du monde extérieur. Et qu’il soit partout dans leur monde? Tandis qu’au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils apprennent à se distinguer du monde, à reconnaître le monde extérieur? La difficulté tient à la nature de l’énergie et à la nature de ce qui cause son augmentation ou sa diminution.

Gustav Fechner

Nous ne pouvons cependant pas demeurer indifférents devant le fait qu’un savant aussi pénétrant que G. Th. Fechner concevait le plaisir et le déplaisir d’une manière qui, dans ses traits essentiels, se rapproche de celle qui se dégage de nos recherches psychanalytiques. p.8

principe de constance

Les faits qui nous font assigner au principe du plaisir un rôle dominant dans la vie psychique trouvent leur expression dans l’hypothèse d’après laquelle l’appareil psychique aurait une tendance à maintenir à un étiage aussi bas que possible ou, tout au moins, à un niveau aussi constant que possible la quantité d’excitation qu’il contient. C’est le principe du plaisir formulé dans des termes un peu différents, car, si l’appareil psychique cherche à maintenir sa quantité d’excitation à un niveau aussi bas que possible, il en résulte que tout ce qui est susceptible d’augmenter cette quantité ne peut être éprouvé que comme anti-fonctionnel, c’est-à-dire comme une sensation désagréable. Le principe de plaisir se laisse ainsi déduire du principe de la constance ; en réalité, le principe de la constance lui-même nous a été révélé par les faits mêmes qui nous ont imposé le principe du plaisir. La discussion ultérieure nous montrera que la tendance de l’appareil psychique, dont il s’agit ici, représente un cas spécial du principe de Fechner, c’est-à-dire de la tendance à la stabilité à laquelle il rattache les sensations de plaisir et de déplaisir.( p. 9)

monde extérieur et principe de réalité

Le premier obstacle auquel se heurte le principe de plaisir nous est connu depuis longtemps comme un obstacle pour ainsi dire normal et régulier. Nous savons notamment que notre appareil psychique cherche tout naturellement, et en vertu de sa constitution même, à se conformer au principe du plaisir, mais qu’en présence  des difficultés ayant leur source dans le monde extérieur, son affirmation pure et simple, et en toutes circonstances, se révèle comme impossible, comme dangereuse même pour la conservation de l’organisme. Sous l’influence de l’instinct de conservation du moi,  le principe de plaisir s’efface et cède la place au principe de réalité qui fait que,  sans renoncer au but final que constitue le plaisir,  nous consentons à en différer la réalisation,  à ne pas profiter de certaines possibilités qui s’offre à nous de hâter celle-ci, à supporter même, à la faveur du long détour que nous empruntons pour arriver au plaisir, un déplaisir momentané.

les impulsions sexuelles

Les impulsions sexuelles cependant,  plus difficilement « éducables »,  continuent cependant encore longtemps à se conformer uniquement au principe du plaisir, et il arrive souvent que celui-ci,  se manifestant d’une façon exclusive soit dans la vie sexuelle, soit dans le moi lui-même,  finit par l’emporter totalement sur le principe de réalité, cela pour le plus grand dommage de l’organisme tout entier. (p.  10 et 11.)

Notes:
  1. « Ces rapports, nous ne les concevons pas sous la forme d’une simple corrélation entre l’intensité des sensations et les modifications auxquelles on les rattache, et encore moins pensons-nous (car toutes nos expériences de psycho-physiologie s’y opposent) à la proportionnalité directe ; » peut-être Freud tient-il à marquer par là son opposition à la « Révélétation de Fechner », Fechner auquel il se réfère explicitement par la suite (« Nous ne pouvons cependant… ») :  « Nous sommes le 22 octobre 1850. Alors qu’il est encore au lit, Gustav Fechner a une révélation. Il pense avoir résolu tout à coup une vieille énigme philosophique – celle de la relation entre l’âme et le corps. Il pense même avoir trouvé comment la mesurer : grâce à une équation mathématique simple reliant l’intensité de la sensation (ce que l’on ressent subjectivement) à celle du stimulus (la puissance du rayon lumineux qui a déclenché la sensation). L’histoire des sciences a retenu ce 22 octobre comme date de fondation de la psychophysique. » Wikipedia []
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