« AVANT L’ÊTRE, IL Y A LA POLITIQUE »

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Par Mickaël Perre, sur Facebook

Il y a quelques mois paraissait le dernier livre de Laurent de Sutter : L’âge de l’anesthésie – La mise sous contrôle des affects. Grand livre, à la fois puissant et original, nous donnant à lire et à penser autre chose que ce qu’il a l’air d’aborder. Car contrairement à ce que semble indiquer le sous-titre, ce livre n’est pas qu’un livre de « philosophie politique » (même si l’auteur revendique par ailleurs son appartenance à une certaine lignée ou « tradition » philosophique à partir de laquelle se dessine toute une série de positionnements polémiques : Machiavel et La Boétie ; la « psychopolitique » de Byung Chul-han et la « biopolitique » de Foucault ; Tarde et Freud…). Il s’agit avant tout d’un traité d’ontologie, et même d’« anti-ontologie ». Dans un entretien récent, Laurent de Sutter revient sur cette manière singulière de procéder par « décadrage » ou décalage constants :

« chacun de mes livres s’empare d’un dossier très pratique (la prostitution, la police, la pornographie, etc.) pour raconter autre chose ; chacun de mes livres se veut, d’entrée de jeu, une machine à décadrage, un dispositif créant les conditions d’une vue parallaxe sur un problème qu’à trop aborder frontalement on ne parvient plus à rien en penser. De même que Poétique de la police était une théorie de l’image, Pornostars une théorie du désir ou Métaphysique de la putain une théorie de la vérité, je considère L’âge de l’anesthésie comme une théorie de l’être. » (entretien avec Fabien Ribery)

Ce décalage n’induit aucun décrochage, il n’introduit aucune rupture ni aucune contradiction dans le discours de l’auteur ; au contraire, il nous fait voir de nouveaux rapports et tisse de nouveaux liens entre les choses. Toutefois, le décalage comme opérateur de réflexion ne possède une pertinence théorique que s’il nous fait voir autre chose, que s’il nous fait sortir du cadre. Or c’est bien l’ambition de l’ouvrage : nous faire sortir du cadre de la politique (et de la philosophie politique traditionnelle) pour voir comment celle-ci communique avec l’ontologie. Il y a donc l’être et la politique : il n’en va pas simplement de l’être de la politique (de sa définition ou de de son essence), mais plus précisément, de la manière dont la politique exige pour fonctionner la constitution d’une ontologie adaptée aux opérations policières de contrôle et de répression qu’elle souhaite mettre en œuvre. En ce sens, on peut lire L’âge de l’anesthésie à la fois comme la mise à l’épreuve et le développement d’une intuition formulée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux : « avant l’être, il y a la politique » (p.249). Cette antériorité de la politique sur l’être n’est pas chronologique (car la politique et l’être se définissent en même temps) mais logique : il faut que la politique dispose d’une ontologie pour pouvoir prendre forme ; toute décision politique ne peut se déployer sans un horizon ontologique déterminé qu’elle aura activement contribué à tracer. Bref, on ne peut pas élaborer un dispositif de contrôle sans se donner une certaine image de l’être à contrôler. La politique est dès lors inséparable d’une métaphysique. La grande nouveauté du livre de Laurent de Sutter ne réside pas seulement dans l’analyse des mécanismes de domination que le « narcocapitalisme » met en œuvre pour produire des sujets anesthésiés, des corps désaffectés, rivés à leur propre fonctionnalité dévitalisée. Elle réside aussi dans la mise en évidence d’une « police des étants » ou d’une métaphysique policière (l’auteur poursuit ainsi l’entreprise philosophique commencée avec Poétique de la police paru cette année) : l’Être n’est jamais neutre, il est policier par vocation ; il est une catégorie d’ordre. En raison même de l’importance qu’il accorde à la métaphysique saisie dans son lien constitutif à la politique, L’âge de l’anesthésie nous semble plus proche de L’Anti-Œdipe que de Naissance de la clinique.

Quelle est donc la métaphysique du « narcocapitalisme » contemporain ? Quelle est l’ontologie de notre modernité pharmacologique ? À grand renfort d’exemples, Laurent de Sutter déploie sous nos yeux l’ontologie impliquée dans la « psychopolitique » moderne (contrôle de la psyhé). Il montre alors que toutes les inventions narcotiques, ainsi que les applications politico-« médicales » qu’on a pu en tirer au cours de l’histoire récente, peuvent être référées à un problème ontologique spécifique. Chaque problème clinique et politique trouve ainsi sa formule ontologique. Par exemple, le problème clinique de l’excitation « maniaco-dépressive » est lié au problème ontologique de la stabilité ou de la subsistance : si l’excitation met l’individu « hors de lui » (ce qu’indique bien l’étymologie : ex-citare), comment maintenir l’être dans ses limites ? Comment mettre un terme à « l’errance de l’être », à cet état de « désêtre » et de dispersion que constitue l’excitation ? Comment donner une stabilité à un être qui tend à se dissoudre dans les fluctuations intensives qui l’agitent ? De la même façon, la cocaïne est envisagée en lien avec le problème du dualisme corps-esprit. L’enjeu proprement métaphysique de la cocaïne (conçu comme « carburant du cerveau »…) est de savoir comment annuler la résistance que la matière oppose à l’esprit : comment optimiser l’efficacité de l’esprit ? Comment purifier la volonté ? Ou en termes platoniciens : comment faire sortir l’esprit de la « prison du corps » ? Comme le montre Laurent de Sutter, la logique de la dématérialisation qui sert de principe métaphysique à la prise de cocaïne constitue, par métonymie, le modèle de l’économie capitaliste, comme économie dématérialisée (certaines de ces pages font écho au manifeste publié l’an dernier par Jean-Clet Martin : Asservir par la dette, et qui dénonce lui aussi, à travers un autre appareillage conceptuel, la « mauvaise métaphysique » de la politique et de l’économie actuelles). En cherchant à promouvoir au niveau économique le « déploiement libre des puissances permises par l’oubli de tout ce qui pourrait les contraindre » (p.64), par l’abstraction généralisée de la monnaie, purifiée de tout référent extérieur ou matériel, le capitalisme est profondément cocaïnique. « Il n’y a de capitalisme que de la cocaïne – de même qu’il n’y a de cocaïne qu’en tant que requérant un système économique adéquat à sa volatilité, à son illégalité, à son addictivité et à son immatérialité (…) Tout capitalisme est, nécessairement, un narcocapitalisme » (p.67).
Par conséquent, si l’être est bien « l’allié objectif de toute police », s’il est bien « la catégorie sur laquelle repose chaque entreprise visant à établir un ordre au sein duquel les places peuvent être assignées de manière sûre » (p.136), la question urgente d’une contre-politique ou d’une « politique » de résistance est donc la suivante : comment sortir de cette ontologie policière ? Comment ouvrir de nouvelles possibilités d’existence au-delà des frontières que tracent pour nous, et malgré nous, les substances que nous assimilons ? Comment en finir avec cette « interpellation » pharmacologique des individus en « sujets » anesthésiés ? Et si la politique est dans son fonctionnement indissociable d’un certain quadrillage ontologique, comment élaborer une politique sans être, une politique sans ontologie ?

La réponse de l’auteur se développe en deux temps : il faut défendre la possibilité d’une « anti-ontologie», brouiller les catégories ontologiques les mieux établies et les plus fonctionnelles. En un mot : refuser d’« être ». Mais cette réponse serait trop abstraite si elle n’était pas suivie de certaines propositions éthiques : contre ce programme politique d’anesthésie ou de désexcitation généralisée, il faut réexciter la vie, persister dans l’intranquillité, creuser l’écart qui empêche l’individu de verrouiller son être dans une subjectivité cohérente et prévisible. Car comme le montre Laurent de Sutter, l’excitation est d’abord l’expérience d’un écart ou d’une non-coïncidence avec soi, d’un appel du dehors qui ventile les possibles. C’est dans cette marge, dans cette fêlure ouverte par l’excitation, que la liberté s’actualise et que de nouveaux modes d’existence peuvent prendre forme. Comment donc en finir avec cette injonction policière à « être » ? En s’efforçant toujours de n’être rien. Tâche d’une « politique de l’excitation » comme seule politique valable. Politique du « dépassement de l’être » (p.144-145). Politique qui ne se situe plus « avant l’être » mais « après l’être ».

 

Voir aussi : https://unphilosophe.com/2020/01/13/entretien-avec-laurent-de-sutter-la-raison-nest-raison-que-parce-quelle-est-delire/

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