Je me levai enfin de ma table, cette femme.

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Moi seule saurai si cette faille fut nécessaire.

Je me levai enfin de ma table, cette femme. Ne pas avoir ce jour-là de domestique allait m’autoriser à une occupation à mon goût : faire du rangement. J’ai toujours aimé ranger. Je suppose que c’est là mon unique vacation véritable. En mettant de l’ordre dans les choses, je crée et comprends en même temps. Mais comme je me suis peu à peu enrichie en plaçant assez bien mon argent, je m’en suis retrouvée empêchée d’exercer cette vocation : pour peu que je n’eusse pas appartenu par la culture et l’argent à la classe à laquelle j’appartiens, j’aurais normalement dû avoir un emploi de femme de ménage dans une grande maison de riches, où il y a beaucoup à ranger. Ranger, c’est trouver la meilleure forme. Pour peu que j’eusse été domestique-femme de ménage, je n’aurais pas même eu besoin de ma sculpture en amateure; si de mes mains j’avais pu ranger tout mon saoul. Mettre en forme rangée ?

Ce plaisir toujours interdit de ranger une maison était pour moi si grand que, encore assise à ma table, je m’étais déjà délecte de seulement dresser mon plan. J’avais regardé l’appartement : par où allais-je commencer ?

Et dans l’intention qu’ensuite à la septième heure comme au septième jour, je fusse libre de me reposer et de profiter d’une journée dans le calme. Calme presque sans joie, ce qui me ferait un bon équilibre : c’est à sculpter pendant des heures que j’avais appris ce calme presque sans joie. La semaine précédente je m’étais trop divertie, j’étais trop sortie, j’avais eu à l’excès tout ce que j’avais voulu, et je désirais à présent cette journée telle qu’elle s’annonçait : pesante et bonne et vide. Je la ferai la plus longue possible.

Clarice Lispector, La passion selon G. H.

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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