ce chapitre du 1er tome du Kafka de Reiner Stach : « Le disparu : perfection et déchéance », extraits :
p. 409
… Kafka voulait finir ses grands projets… ce qui comptait pour lui n’était pas le travail, mais bien le résultat. Le cheminement n’était pas une fin en soi, pas du tout..
p. 410
Ce que Kafka admirait le plus, et qu’il chercha avec obstination – on est tenté de dire avec une obstination incorrigible – jusque dans ses ultimes tentatives, était un absolu parachèvement formel, dans le détail comme dans l’ensemble. Cela signifiait avant tout qu’un texte littéraire devait se déployer de façon parfaitement organique à partir de son germe fictionnel et imaginaire, sans revirement arbitraire, sans schématisme, sans hasard provoqué, sans détail superflu ou importun, ni autre impureté du même genre.
p. 411
il voulait la « conclusion innée », celle qui s’anime déjà tel un foetus sous la surface de la toute première phrase et qui affirme peu à peu ses contours.
p. 412
Kafka savait que l’inspiration n’était pas suffisante et qu’il fallait ni plus ni moins que de l’énergie psychique, voire une sorte d’obsession délibérée, pour puiser une passion et une concentration toujours nouvelles dans un travail de plusieurs mois. Or l’état d’esprit à la fois supérieurement lucide et exalté qu’il avait défini comme son idéal créateur depuis la nuit du Verdict était forcément limité et générait de nouvelles inhibitions : le fait même d’écrire diminuait la tension; la circonstance qui avait soudain ouvert les profondeurs de sa psyché, pour sa plus grande jouissance et son plus grand tourment, était peu à peu recouverte par des expériences nouvelles, d’un autre genre; pour finir, l’oeuvre en cours générait son propre champ de forces, dictait des exigences étrangères, et le jeu se muait en devoir.
p. 413-414
… Kafka ne maîtrisait donc pas son art?
Il n’en fut jamais vraiment sûr.
…
… il crut découvrir que seul le premier chapitre, Le Chauffeur, provenait d’une « vérité intérieure », tandis que tout le reste, soit tout de même 350 pages manuscrites, avait été « écrit comme en souvenir d’un sentiment grand mais absent de bout en bout, et donc bon à jeter » – bilan irréfutable…
Que se reprochait Kafka? D’avoir été guidé non par un « sentiment », mais par le souvenir de ce sentiment – en d’autres termes une interposition de sa conscience.
p. 416
C’est pourquoi le fait de « continuer » s’accompagne inévitablement d’un deuil, celui de la liberté et de la jouissance d’un engendrement pur.
Kafka ne manquait pas d’idées, il manquait de « continuations ».
p. 417-418
Il n’y a pas chez Kafka de rebut narratif, ni de motif sans suite, ni de détail purement illustratif – qu’il s’agisse de la couleur d’un habit, d’un geste caractéristique ou seulement de l’indication de l’heure. Tout signifie quelque chose; tout renvoie à quelque chose; tout revient.
….
Cette densification si radicale, qui confine aux limites du langage…
Et plus cette trame est dense, plus la poursuite du roman devient une tâche artisanale dont la réussite exige à la fois des trouvailles sans cesse plus précises et, de la part de la conscience, un contrôle objectif sans cesse plus inflexible. Car plus le récit progresse, moins il est vraisemblable q’une trouvaille spontanée « s’insère » à l’endroit même où elle survient.
Tout cela jette une lumière décisive non pas sur la raison dernière, mais peut-être sur le moment de l’échec: c’est le moment où l’effort technique menace d’étouffer la création; la crise créative par excellence.