mardi 11 juin 2019 · 15h11

A Hélène Parker :: Des meubles comme liant

Madame,

Je voudrais essayer de vous raconter quelque chose qui s’est passé hier, quelque chose dans quoi je suis embourbée, dont je ne parviens pas à sortir, et qui ne se laisse pas facilement saisir, relater, même en analyse. Cela a trait à ma relation avec Edouard.

Avant cela, un bout de rêve, fait cette nuit :

J’ouvre une porte, c’est la chambre d’un homme mourant. Je le découvre allongé, son visage et son corps en partie dénudés, ses bras maigres. Il ouvre les yeux, me voit. Je suis dans l’entrebâillement de la porte. Il est possible que nous nous parlions. Nous nous parlons, même si cela a quelque chose de répugnant pour moi. Je sais qu’il ne va pas tarder à mourir. Je suis beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui. Il est très vieux. Sa figure a quelque chose de biblique, évoque celle de Job, son image en peinture, son corps osseux, la peau flasque et éclairée, lumineuse.

Je me réveille. Je pense que c’est de l’oncle Vincent qu’il s’agit, qui est déjà mort. Je me dis que c’est « l’oncle Vint sans », « vint sans » qu’il faut entendre, « celui qui vint sans, privé ». J’avais écrit un livre, il y a 20 ans, intitulé « Vincent ». C’est à ce livre que je pense. Il n’y s’agissait pas de mon oncle, du moins pas de mon oncle Vincent, mais d’un Vincent avec lequel j’avais vécu. Un livre moins sur sa personne que sur ce qui m’avait liée à lui, écrit au départ d’un rêve dont j’avais méthodiquement analysé chacun des termes : Suspendue nue à un barre au milieu d’un grenier, je criais son nom, Vincent; j’ajoute que ma mère s’appelle Granger, qui pour moi s’apparente à Grange, à Grenier.

La chambre du rêve d’hier est mansardée, sombre, que le corps nu de l’homme mourant nu illumine. Un Saint Job par Rembrandt.

J’ai immédiatement pensé que ce rêve avait trait à une situation de la veille, dont j’avais pensé devoir faire l’effort de vous parler, dont il m’avait effleuré qu’on pouvait la catégoriser sous le syntagme « JOUISSANCE D’ETRE PRIVEE». J’ai pensé alors que ce rêve c’était… l’adieu à cette jouissance, à cette jouissance qui mourait… 

La situation.
Hier matin, Edouard et moi pénétrons la chambre, près du lit il me touche rapidement les fesses, le sexe, je proteste aussi rapidement – choquée.
J’étais allée le chercher, l’avais emprunté à son jeu vidéo pour l’amener devant la cheminée de la chambre, lui demander son avis sur les objets qui y sont posés : deux statuettes chinoises – un homme et une femme, l’homme plus vieux que la femme -, des livres, un petit paquet  de photos. C’est à propos des photos que je voulais son avis, elles ne me paraissaient pas avoir leur place là. L’idée, c’était de retourner à des actions que nous avions pu faire ensemble autrefois, en complicité, où nous disposions des objets à notre goût sur différentes surfaces de l’appartement. La question des photos a été très vite réglée, il s’agissait des photos d’un livre qu’il avait voulu faire, il les a rangées ailleurs.
Ce problème clos, puisque je ne souhaitais pas ajouter d’autres objets à la cheminée, j’ai malheureusement – parce que ce n’était pas le moment, plus le moment -, évoqué un meuble de l’appartement de Chartres, celui des parents d’Edouard que nous devons vider, un meuble dont j’avais pensé qu’il pourrait avantageusement remplacer la commode IKEA où je range mes vêtements.
J’avais songé, il y a quelque temps et avec un plaisir qui m’avait étonnée, que ce meuble pourrait venir là, dans la chambre, à droite du lit. Un grand plaisir. Je n’avais pas parlé de ce sentiment à Edouard, mais j’avais parlé du meuble. Nous étions tombés d’accord.
Un même plaisir – réjouissance secrète, étonnée -, m’était venu à l’idée de ramener la deuxième table de nuit de Chartres, Edouard ayant récemment ramené la première pour son propre usage.
Ces deux tables, ce meuble en bois foncé, ouvragé, en provenance de l’un de leurs voyages, aux grands-parents, voyage en Asie, le couple de longues statuettes en ivoire qui vient de chez eux également, arrivé récemment, sont liés. Ils me paraissent ouvrir pour moi, curieusement, la possibilité de me sentir un jour ici chez moi. A me sentir chez eux, dans leurs meubles, leurs marques, je me sentirais davantage chez moi. Rassurée profondément. De même qu’Outrée me rassurait avant que nous ne nous mettions à tout chambouler.
Ce meuble que je verrais dans la chambre, pourrait évoquer le grand meuble, le très grand meuble marqué 1862, qui ne date probablement pas de 1862, qui se trouve dans le salon de ma mère et que j’ai toujours connu, également en bois ouvragé, avec ses têtes de lions sculptées, un large anneau doré leur passant dans la bouche.

Je suis toujours poursuivie par le passé, un passé que je n’arrive pas à reconstituer, à réactualiser, qui me parait plus grand que moi, auquel je ne peux renoncer; peut-être simplement la présence réelle, effective, de ces éléments du passé me rassurerait-elle, me soulagerait-elle. Ce qui pour moi avait été la famille, dans la perfection de mes parents, dans la PERFECTION DE L’OEUVRE DE MA MÈRE, la maison tenue, le ménage fait, l’entretien, comme si par ces meubles d’un ménage dont je ne savais rien mais qui m’avait de l’extérieur paru tenir, j’en récupérerais quelque liant, quelque glu, quelque glu sainte, que je puisse à mon tour transmettre à mon enfant, à Anton, comme si nous ne vivions pas déjà dans une sacrée colle, pour lui, certainement, alors que maintenant que je m’y trouvais, maintenant qu’il fallait que ce soit de mon fait, de jouer à papa et maman, le sentiment était pour moi que cela s’écoulait de toutes parts, que rien ne tenait qui ressemble à ce qu’il m’avait paru, de l’extérieur, de mes parents, de leurs édifications, de ce qu’ils avaient pu me donner, de grand, d’amour, et que tout cela ne cessait de se perdre. De se perdre avec ce que moi-même, je ne cessais de refuser d’accomplir, cette  façon de me dérober, absolument impérative, de faire trou dans l’édifice, de ne pas reproduire. Ce double mouvement, ces tensions contraires, épuisantes. La famille, l’infamille, l’affamille. La sainte, l’infâme. 

Enfin. 

Hier donc, je parlais de ce meuble qu’on pourrait ramener et Edouard a demandé : « Et on fait quoi du meuble qui est là ? »
Je l’ai mal pris.
Ou j’ai voulu mal le prendre.
J’ai parlé d’ironie.
D’ironie entendue dans le ton de sa voix.

(Douleur à cause de l’impossible évoqué, l’impossible de remplacer ce neuf meuble par de l’ancien, l’IKEA par la massif asiatique, toutes les actions que cela implique, les déplacements réels, physiques, matériels, les muscles que nous n’avons pas, les jambes, les bras, la camionnette, les escaliers, notre paresse, et la nouvelle place à trouver au meuble rejeté. )

J’ai été vexée qu’il ne souvienne plus que je lui en avais déjà parlé. 

Qu’il n’aie pas entendu que c’était important.

Et j’ai tout de suite senti que je ne reviendrais pas là-dessus, que c’était trop tard, que je ne pourrais pas sortir de là, que je m’enferrerais. Que je préférerais l’absence de solution à la solution, que je préférerais rester fâchée sur Edouard, que je me refuserais à lui expliquer, à reparler de ce meuble, de ces meubles, qu’une fois de plus l’angoisse m’empêcherait d’avancer dans la voie du changement, que quelque chose de la situation actuelle était trop satisfaisant malgré moi. Quelque chose de notre discord. Quelque chose de mes accusations, de ma séparation.

Je n’écouterais pas ses explications. 

L’angoisse était là. J’étais fâchée.

Et je me suis demandée comment je m’en sortirais, comment j’allais m’en sortir. 

Il y a une grande jouissance à accuser l’autre d’être l’agent de sa frustration et une grande nécessité à rester privée, à rester sans. Essayais-je de théoriser.

Enfin, il faut que je dise un mot sur ce qui m’a fait penser que je ne pourrais pas revenir en arrière. Qu’il n’y aurait pas d’apaisement de l’angoisse. C’est que j’étais toujours dans l’arrière-goût de ce moment où Edouard m’avait touché le sexe, où j’avais pensé qu’une fois de plus il le faisait sans « transition », d’une façon qui pour moi ne peut être que choquante. Je ne supporte pas ce que je sens alors, la façon dont cela surgit de nulle part. Je le lui ai dit mille fois, que je ne supportais pas sa façon d’aller « droit au but ». Qu’il n’y mette pas de formes. Qu’il ne tienne pas compte du fait que nous sommes en période de construction ou de reconstruction. Que rien n’est gagné, au contraire, tout perdu. Qu’il ne peut me considérer comme « acquise », qu’il faut un contexte, que nous l’élaborions ce contexte, ce nouveau contexte. Peut-être un contexte où se dépasse la famille, où elle se troue, se sépare d’elle-même, où nous soyons à deux.

Oui, il manque quelque chose entre Edouard et moi qui me permette de supporter la violence de ce que je ressens quand il met sa main sur mon sexe. Il manque un terrain d’entente. Avec N, il y avait les lettres, comme champ pour le désir (il y avait ce si beau champ nu de l’in-famille). 

Je ne devrais rien dire de plus.

Voilà, j’arrête là,

Bien  à vous,

Blanche

jeudi 20 mai 2021 · 07h43

toute-une-à-une-seule chose

il m’apparut au réveil que ma façon d’être toute-une-à-une-seule-chose, tant d’années durant ardemment combattue, tant cela s’apparente à un gouffre, est peut-être le meilleur moyen de lutter contre le sentiment d’errance qui fait le fond de mes jours, de tenir un fil sans le lâcher, d’avancer sur le vide – comme je me réveillai dans l’envie de reprendre ce texte lu hier soir, sur la mélancolieen lieu et place de quoi, comme j’ouvrais mon téléphone, je publiai les photos de ces pages, merveilleuses, que je relus par le même occasion, de Catherine Millot dans Abîmes ordinaires (et non pas « intérieurs », comme je l’ai certainement noté, et qu’il me faut immédiatement corriger !)

à les relire, je compris ce qui m’avait échappé, cette intransitivité de l’écriture que mentionne Catherine Millot, dont l’expression m’avait frappée, provoquant un léger court circuit dans mon cerveau, sans que j’interrompe ma lecture pour autant, que j’avais retenue sans comprendre. écrire intransitif ? j’avais vérifié cela dans le dictionnaire. écrire peut aussi bien l’être que ne l’être pas. j’écris quoi ? transitif. à qui ? intransitif. son affirmation, d’un  » écrire, intransitif », m’avait troublée, et je me dis que pour ma part j’aurais bien plutôt à chercher à écrire dans la transitivité de l’écriture : en écrire l’objet, chercher ce qui la travaille et me passer d’écrire à. j’aurais à trouver le moyen d’écrire sans interlocuteur, sans l’appui d’un destinataire, ainsi que je le faisais avec mes lettres, devenues mon seul espace d’écriture. mon seul espace possible d’écriture.

je n’aurais pu m’adresser à l’absence.

j’aperçus ce matin que ce qu’elle entendait par intransitivité de l’écriture, Catherine Millot, c’était (à la prendre par l’autre bout que le mien) son appel, son appui dans le manque, dans son propre vide, qui dès lors la constituait. écrire à, c’est écrire de désir:

« … il me semblait parfois être la place en attente du jour, sans cesse remis au lendemain, où je me mettrais à écrire. Mais ne tombais-je pas dans un cercle, puisque écrire, verbe intransitif, dont la condition était une certaine vacance, avait pour vocation précisément de donner consistance au vide, en quelque sorte de l’engendrer ? Un peu comme si le vide devait accoucher de lui-même.« 
Abîmes ordinaires, Catherine Millot, p. 56

peut-être mon manque était tel vertige que je ne pouvais que l’harponner dans une personne vivante, incarnée, existante, qui me renvoyât quelque consistance, quelque résistance.

souvent il me semble que je n’existe que là, dans ces petits mots que j’envoie aux uns et aux autres, ou mes missives à n’en plus finir.

est-ce une façon de ne pouvoir être seule?

c’est aussi la grande qualité le prix le charme la jouissance rejointe que prend le quotidien à ainsi l’adresser, à l’écrire, il ne s’agit pas de sens mais de jouissance, dès qu’adressée, ma vie, n’importe lequel de ses plus petits faits, prend couleur de jouissance, j’en perds tout sens critique. écris-je dans WhatsApp : je marche vers la gare : c’est petit plus d’existence, jouissance. qui pourtant atteindra l’autre s’il m’aime. j’ai la lettre corps répondante. voilà pour la transitivité, l’objet.

inventer, mettre au monde le corps répondant absent.

à un moment donné, j’ai trébuché, je parle d’autrefois, sur cette intransitivité de l’écriture, qui m’y a fait renoncer, puis retrouver mais à n’écrire plus que des lettres. à quoi il se trouve que je voulais aujourd’hui trouver le moyen de renoncer, dans un désir d’autonomie.

quelle solitude possible?

tout en considérant que je n’étais peut-être pas faite pour cette solitude dont Millot fait état, qui n’est peut-être pas dans mes moyens. tandis qu’au contraire (ne pouvant que si peu compter sur moi), au cours de toutes ces années (dernières), il m’avait fallu élaborer sur l’étincelle de sens (et de magie) qui ne peut advenir que dans la plus improbable (et fortuite) rencontre entre 2 êtres.

(tandis qu’en vérité, on ne sort probablement jamais de l’autisme (et donc de l’illusion de relation. mais non. il faut croire au miracle, lui seul compte. je sais croire au miracle, non celui à venir, celui advenu, celui qui advient. dans le malentendu.)

ce sentiment d’errance disais-je, dans un espace que je suis parvenue à conséquemment limiter, et dont je listais hier les quelques bornes à l’analyste :

écrire une lettre, faire du tai chi, faire le ménage, lire, faire du téléphone, me promener, allongée ne rien faire, dormir, rêver.

pour passer de l’une à l’autre de ces activités : rien, jamais, aucune décision prise, à laquelle je puisse me tenir, aucune discipline. discipline : voilà le maître mot de mon manque : la scipline du dit, que ne règne-t-elle sur ma vie, que ne puis-je compter sur elle pour me sortir de mon sentiment d’inconfort. inconfort qui trahit une forme de vide sans l’étaler jamais complètement, proprement. sentiment brouillon, proche de l’absence de sentiment, d’indétermination. vide qu’on ne sait par quel bout prendre, jamais vraiment suffisamment vide, jamais pur, évoquant plutôt une forme de désoeuvrement. pris donc dans de la culpabilité, l’insuffisance.

si je manque de scipline, je ne manque jamais de mesure, ou plutôt d’auto-mesure d’auto-note d’auto-évaluation et c’est toujours : insuffisant. auto-dévaluation.

auto-dévaluation, et alors peut-être les petits mots méchants. parfois cruels. les mots des self-haters. des haïsseurs de soi.

et donc lorsque finalement l’une ou l’autre des activités susdites finit par s’imposer à moi, j’en saisis la chance sans m’interroger plus avant.

parfois, je m’interroge plus avant, malheureusement et c’est alors encore une énigme. me suis-je dit tai chi, je vais faire du tai chi. c’est alors mais quoi ? quoi du tai chi ? ça ou ça ou ça? ce sera ça. mais si c’est ça pourquoi pas plutôt ça. alors parfois c’est rien d’aucun ça. ça ne s’explique pas. c’est terrible.

je ne me l’explique aucunement. c’est cruel. la seule explication possible ne tiendrait qu’à l’inconscient : que je doive me maintenir dans l’état sus-décrit, d’indétermination et/ou d’auto-dévaluation.

que je doive rester rien, encore, mieux rien. que je ne sois pas assez bien rien. et que je sois d’ailleurs mieux rien. qu’il y ait une jouissance rien. une jouissance à ce rien.

quelle existe, cette jouissance, je le sais assez, ça fait des années que je la traque. elle ne peut pas dire que je lui aie manqué de reconnaissance. et pourtant, si, elle le dit. et j’ai tâché de modifier la valeur qui à elle s’attachait. de la prendre du bon côté. à la façon Millot. à la façon mystique, sainte. dieu sait que je l’ai fait. la grandeur de la feuille de laitue, de son évanouissance, de sa légèreté, sa transparence, sa bonté. dieu sait que j’ai donné, à fond, les manettes. mais ça ne marche pas à tous les coups. c’est bien ça le problème. c’est donc ça le problème. et jamais tout à fait. presque jamais tout à fait. si c’était vraiment jamais… on n’insisterait pas autant.

et quand c’est vraiment tout à fait, eh bien, il n’en reste rien.

à positiver toute cette affaire.

mais enfin il faut le faire, et le moment en est venu d’énoncer positivement :

je l’ai fait. je suis arrivée à éliminer de ma vie tout ce qui ne m’intéressait pas, de même qu’il ne me reste plus que le vocabulaire que de ce que j’ai à dire, rien de plus, de superfétatoire, et chacune de ces activités, si je n’arrive pas à les ordonner, a, à un moment donné, été choisie par moi. l’une d’ailleurs devant me sauver de l’autre. dis-je, en rapport à mon « toute-une-à-une-seule-chose », par où certes je m’évite les moments de l’entre-deux, mais où (je me consume).

ainsi, fut-il un temps où j’étais toute au travail, ou toute à l’écriture, c’est cela donc, que j’appelle toute-une-à-une-seule-chose. là, d’errance ou d’entre-deux aucun. mais une difficulté faramineuse à sortir de ce dans quoi j’étais, à en sortir enfumée (je fumais), hagarde, la santé parfois ébranlée.

et c’est pour échapper à l’infinitisation du « toute-une-à-seule-chose » que je suis passée à la « démultiplication des choses ». et ces choses (sauf sur internet), ne se démultiplient pas à l’infini.

aussi, conviendrait-il aujourd’hui que je parfasse mes moments d’errance et leurs entre-deux. que je les perfectionne, voire cultive pour eux-mêmes. que j’aille vers eux avant qu’ils ne viennent me chercher. que j’embrasse leur état. c’est d’ailleurs ce que je fais dans les meilleurs des cas : je cherche à me vider, le sommeil le plus souvent m’en offrant le meilleur moyen. d’ailleurs je retourne me coucher.

j’ai toujours eu un problème avec les transitions.

dimanche 19 septembre 2021 · 09h04

tenir des fragments autour d’un vide qui les sépare et les protège
— comment faire accueil à la confusion mentale et acquiescer au vide

« J’ai le souvenir d’une conversation avec ma femme sur ce sujet (…), on en a beaucoup parlé, et c’était pour moi très important : il me semble qu’on ne peut commencer à devenir un tout petit peu intelligent que si on accepte de reconnaître en soi-même la confusion mentale, si l’on accepte de reconnaître que l’état de la pensée dans lequel on est, celui à partir duquel il faut penser, est un état de grande confusion. Tant qu’on reste dans l’idée qu’on devrait avoir une vie mentale ordonnée et claire, à laquelle on peut commander, parce qu’on s’imagine que les autres ont une pensée organisée de la sorte, alors on ne peut pas, on ne peut rien penser. Et c’est à partir du moment où on reconnaît en soi-même le caractère hybride, mélangé, constamment interrompu de ce qui a lieu, et la difficulté extrême d’extraire de tout ça des paroles, des pensées qui tiennent debout, autrement dit à partir du moment où on se réconcilie en quelque sorte avec cette confusion – de la même façon qu’on peut se réconcilier avec son ennui – alors, on peut accéder à une réflexion qui ne sera pas une pose prétentieuse ou mimétique, mais qui sera enracinée précisément dans cette confusion même. Je ne sais pas si cela est intelligible.

(…)

Continuité, en effet : chacun de nous est requis de passer d’un moment de sa vie consciente au moment suivant, non pas en s’imaginant qu’il y a une suite de l’un à l’autre, une consécution, mais en quelque sorte en assurant la permanence, en étant de permanence à travers ces moments qui sont en réalité disjoints. Il s’agirait donc, non pas d’homogénéiser l’espace interne, de lui donner une coloration, un style ou une odeur uniques, mais de tenir des fragments autour d’un vide qui les sépare et les protège. Le vide reste essentiel, et on ne peut à chaque moment qu’inventer le passage d’un fragment à l’autre. Le journal intime, par exemple, figure comme le temps réel de la vie psychique, dans la mesure où il se présente comme une succession de dates, de moments nécessairement discontinus. Cette discontinuité est très angoissante, c’est l’épreuve du vide intérieur, et cette épreuve se manifeste en particulier à travers l’émotion. »


Ceci m’évoque, le reproche que je me suis souvent fait, que je me fais depuis le début que je tiens des blogs : celui de me coucher sur le temps. Que l’on songe à Charlot dans les temps modernes, pris dans les rouages d’une immense machine. Avec la roue du temps, il me semble que je veuille intimement coïncider et que ce soit d’elle que je puisse tire la continuité dont il est ici question et qui ne cesse de nous échapper. La continuité, le fil, que je tienne, celui-là, à défaut d’aucun autre. Et ce serait donc au vide qu’il s’agirait pour moi d’échapper. Je ne l’avais jamais vu aussi clairement que dans ce texte sur lequel je suis tombée par hasard (comme je cherchais à me renseigner sur la mélancolie féminine, Marie-Claude Lambotte qui interviewe ici Pierre Pachet, étant l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur la mélancolie). Le temps et son décompte s’offrant comme seule et plus sûre rambarde.

« Un piège auquel je m’efforce d’échapper, et qui gît au cœur de l’entreprise consistant à être soi, ce serait non seulement de vouloir plaire par ce qu’on est (et non par ce qu’on fait), mais surtout de vouloir se plaire ; et plus généralement de prétendre se composer une intériorité non seulement belle, mais regardable, se donnant à un éventuel regard. Ce serait une sorte d’esthétisation de l’expérience intérieure qui la dénaturerait, la dévoierait. Transformer l’intériorité en spectacle, et en définitive en spectacle qui se regarde lui-même, compromettrait selon moi la fonction de cet espace intérieur que l’évolution humaine nous lègue, espace qui est un laboratoire, un atelier qui rend possible l’action, la pensée, la parole, la vie sentimentale, à condition de rester un atelier qui a le droit au désordre, à la saleté, à la contiguïté entre éléments hétérogènes, à des sautes d’attention comme à des pannes de courant. Je crois l’intériorité essentielle, et je crois qu’il est possible à la fois d’en donner le goût et l’usage à ceux qui l’ignorent, et d’essayer d’en parler et de la décrire comme vous avez voulu le faire par cet entretien ; mais c’est pour la garder vivante dans son efficacité contre la mort et contre la paralysie, productive, utile à soi et aux autres, et pas comme une œuvre. Quant à l’œuvre consacrée à l’individu dont j’ai parfois rêvé et que je ne fais pas, elle est une contradiction dans les termes, en tout cas dans mes termes, si l’individu est la réalité essentiellement disjointe de soi et vouée au mouvement que je voudrais qu’il soit.« 

Pierre Pachet, interviewé par Marie-Claude Lambotte – https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RDES_043_0070

Réflexion à propos de l’individu : Le seul endroit où on est un, c’est dans la jouissance, où on acquiert une forme d’unité, mais on y est juste ça : un, un un qui ne détermine rien, complètement seul à l’univers; on voit bien les portes que ça ouvre, que ça renverse, et les limites que ça impose.

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