mardi 7 septembre 2021

un chien maltraité n’ayant rien à dire sur son sort, n’ayant plus droit à la parole – voué à disparaître (le retour du Fort-Da)

Extraits de L’envers de la biopolitique, Une écriture pour la jouissance, Eric Laurent, « Jouir à corps perdu », p.119-

Lacan, dans son Séminaire XXIII (=Le sinthome), procède, à partir de la jouissance masochiste de Joyce, à une double relecture de la clinique de la perversion et de celle de la sublimation. Il avait à différents moment dans son enseignement, souligné combien ces deux modes de satisfaction de la pulsion dégagés par Freud, apparemment opposés l’un à l’autre, interrogeaient tous les deux la jouissance phallique. Il y avait, dans les deux cas, un accès à la satisfaction directe de la pulsion, sans en passer explicitement par la castration et son agent paternel. Aussi Lacan a-t-il proposé diverses formules pour éclairer ces paradoxes, jusqu’à trouver une nouvelle écriture avec les nœuds, qui permet de se passer de la fonction du père, saisie à partir de sa jouissance, de sa père-version. L’écriture de la jouissance dans la logique des sacs et de cordes permet d’accrocher le parlêtre à sa jouissance sans avoir recours à la castration.

SUBLIMATION ET PERVERSION

La théorie freudienne de la libido voyait dans la répétition du Fort/Da1Cf. supra, p. 40. (1) – jeu de la bobine au moyen duquel l’enfant reproduit le départ de sa mère – le fondement, et du masochisme primordial, et de l’au-delà du principe du plaisir. Freud considérait cette activité ludique comme la manifestation d’un masochisme primordial impliquant la répétition passive de l’expérience de la perte. Dès le début de son enseignement, Lacan rompt avec cette lecture freudienne : point de masochisme passif dans ce jeu, mais une symbolisation active nécessaire de l’absence. Lacan donne comme « condition fondamentale [au Ford-Da] une condition symbolique. Sa première analyse du Fort-Da [montre] que la répétition est entièrement fomentée par la subjectivité, que […] le sujet est actif, qu’il maîtrise sa privation, […] négative sa jouissance et transcende son désir. (Cela) surclasse la jouissance (et il) s’en défait. […] Ce sujet comme être-pour-la-mort ne peut pas être animé par une libido. Il ne peut être animé que par une intention qui est de l’ordre du sens. Il est animé par le désir de reconnaissance […] Lacan invente à la place de la libido freudienne une satisfaction d’ordre purement symbolique (et) universalisable.2Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. Silet » (1994-1995), leçon du 29 mars 1995, inédit.(2) »

Le vide de libido du sujet en tant qu’être-pour-la-mort constitue l’élément décisif dans les différentes déclinaisons de ce point de départ symbolique. […]
« la sublimation […] reste [problématique] à moins de [la] définir comme la forme même dans laquelle se coule désir. [La ] pulsion elle-même, loin de se confondre avec la substance de la relation sexuelle, est cette forme même. Autrement dit, […] la pulsion peut se réduire au pur jeu du signifiant. Et c’est ainsi que nous pouvons aussi définir la sublimation. […] Ici, – en un point aussi paradoxal que l’est la perversion, entendu […] comme ce qui , dans l’être humain, résiste à toute normalisation – nous pouvons voir se produire ce discours, cette apparente élaboration à vide que nous appelons sublimation3Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 571. (3) ». La pulsion se trouve résorbée dans le circuit de la bobine, qui permet l’articulation radicale du sujet au vide, à la forme pure du désir. Dans ce Séminaire, Lacan souligne avec force la séparation entre le désir comme tel et sa prise dans la problématique œdipienne : […] « Hamlet […] Les coordonnées de ce conflit sont modifiées par Shakespeare de façon à pouvoir faire apparaître comment […] le problème du désir, […]l’homme n’en est pas seulement investi, […]mais que, ce désir il a […]à le trouver.4Ibid., p. 306.(4) C’est le dévoilement de la problématique du désir qui, articulé au vide de la jouissance se présente comme un impératif radicalement nouveau, délié de tous les impératifs associés au père.

Cet abord permet à Lacan à partir d’une lecture radicale du fantasme On bat un enfant […] de constituer « le fantasme (comme) support nécessaire du désir (5) » et d’exposer un masochisme hors lien avec le père, alors que Freud se sert de ce fantasme pour nouer la satisfaction masochiste au père qui bat. Rappelons que Freud(6) procède en trois temps pour déplier ce fantasme. Premier temps Mon père bat un enfant (autre que moi); deuxième temps: Mon père me bat : temps du masochisme proprement dit, recherche de punition; troisième temps (généralisation, universalisation) : On bat un enfant.

Freud souligne avec étonnement que, dans tous les cas où il a isolé le fantasme, le deuxième temps, Mon père me bat, n’est jamais remémoré – il reste une place vide – et doit être construit. Il en déduit que c’est « une nécessité ». (7) […] Or, la formule de cette seconde phase nous intéresse au plus haut degré. Ce n’est rien d’autre, en effet, que la formule du masochisme primordial. Celui-ci intervient précisément au moment où le sujet , dans sa recherche, se trouve au plus près de sa réalisation de sujet dans la dialectique signifiante. Freud le dit à juste titre, quelque chose d’essentiel s’est passé entre la première et la seconde phase – le sujet a vu l’autre être précipité de sa dignité de sujet érigé, de petit rival. L’ouverture qui s’en est suivie [pour le sujet] lui fait percevoir que dans cette possibilité même d’annulation subjective réside tout son être à lui, en tant qu’être existant.(8) Nous ne pouvons qu’être sensibles, après le cours de J.A. Miller sur l’Être et l’Un(9), à cette formule, l’être existant, conjoignant l’être et l’existence autour de la possibilité du sujet, indexé par la notation du zéro.

Poursuivons notre lecture du masochisme avec Lacan : « C’est en frôlant au plus près cette abolition (que le sujet) mesure la dimension dans laquelle il subsiste comme un être sujet à vouloir, un être qui peut émettre un vœu. La phénoménologie du masochisme, il faut […] aller la chercher dans la littérature masochiste, qu’elle nous plaise ou qu’elle ne nous plaise pas, que ce soit pornographique ou pas. Qu’est-ce que l’essence du fantasme masochiste, en fin de compte? C’est la représentation par le sujet d’une série d’expériences imaginées qui suivent une pente dont le versant, le rivage, la limite, tient essentiellement en ceci qu’il est purement et simplement traité comme une chose (qui), à la limite, se marchande, se vend, se maltraite, est annulé dans toute espèce ce possibilité votive (au sens de vœu) de se saisir comme autonome. Il est traité comme un chien, dirons-nous, et non pas pas n’importe quel chien – un chien qu’on maltraite, et, précisément, comme un chien déjà maltraité. (10) »

Dans le Séminaire VI, le masochisme n’est donc pas saisi à partir de la douleur tégumentaire; l’intérêt ne porte pas sur la mesure de la résistance du corps à la douleur. Lacan élabore en effet le masochisme en tant qu’il est articulé à la place vide du sujet qui, réduit à un chien maltraité n’ayant rien à dire sur son sort, n’ayant plus droit à la parole – c’est la donnée essentielle – est voué à disparaître.

LE CORPS ET SA PERTE

Dans le Séminaire XXIII, la disparition est aussi au centre du propos de Lacan, non plus la disparition du sujet mais celle du corps-ego prêt à se détacher. Par cette considération accordée à ce qui se détache, Lacan nous présente un envers du stade du miroir. Dans « Le stade du miroir » en effet, le sujet s’inscrit dans l’imaginaire par l’assomption jubilatoire de son image. Dans la dernière leçon du Séminaire XXIII, Lacan dégage une écriture de l’ego qui n’est pas assomption de l’image, mais disparition, glisse de la pelure du corps. Et il se sépare d’autant plus de l’image qu’il garde cependant la même boussole centrale, s’intéresser à ce qui se sent dans le corps. Le stade du miroir voulait localiser la jubilation, l’excitation de la reconnaissance de l’image. Comment accrocher cette jubilation au lieu du corps, ce lieu des sensations proprioceptives – qu’il va nommer « affects » dans ce Séminaire XXIII? « Mais cette image confuse n’est pas sans comporter des affects, pour appeler ça comme ça s’appelle. A s’imaginer justement ce rapport psychique, il y a quelque chose de psychique qui s’affecte, qui réagit, qui n’est pas détaché, à la différence de ce dont Joyce témoigne après avoir les coups(11) de (ses) camarades. Chez Joyce, il y a quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure.(12) »

C’est pour cela que le rapport entre ce qui est accroché au corps et ce qui se détache une fois que le psychique a été affecté par métaphore est ici un montage délicat. Lacan s’intéresse de très près aux étapes successives de ce qui a été senti dans l’épisode que nous raconte Joyce. Il interroge précisément les divers temps de ce qui a été éprouvé et le rapport jouissif de Joyce à la douleur. L’insensibilité que Joyce atteint à la fin de l’épisode, la colère qui se détache de lui, qui tombe subitement, se réfèrent-elles au masochisme? Et quel est exactement le lien entre corps et jouissance ? […]

« Qu’il y ait des gens qui n’aient pas d’affect à la violence subie corporellement est curieux . La chose est d’ailleurs là ambiguë – ça lui a peut-être fait plaisir [la raclée], le masochisme n’étant pas du tout exclu des possibilités de stimulation sexuelle, il y a assez insisté concernant Bloom. (13) » Mais Lacan, justement, ne s’arrête pas là.

[…] « je dirai plutôt que ce qui est frappant, ce sont les métaphores qu’il [Joyce] emploie, à savoir le détachement de quelque chose comme une pelure. Il n’a pas joui cette fois-là, il a eu une réaction de dégoût. C’est là quelque chose qui vaut psychologiquement. Ce dégoût concerne en somme son prore corps. C’est comme quelqu’un qui met entre parenthèses, qui chasse mauvais souvenir(14) ».

 

 

(1) Cf. supra, p. 40.
(2) Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. Silet » (1994-1995), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 29 mars 1995, inédit.
(3) Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 571.
(4) Ibid., p. 306.
(5) Ibid., p. 151.
(6) Cf Freud S., « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » (1919), Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, p. 219-243.
(7) Ibid., p. 225.
(8) Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, p. 152.
(10) Lacan J, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, p. 152-153.

 

Note pour moi-même….
1/ Un enfant n’est pas reconnu 2/ Mon père ne me reconnaît pas (Nécessité masochisme primordial) 3/ Une reconnaissance n’a pas lieu, On ne reconnaît pas un enfant.

Notes en bas de page

  • 1
    Cf. supra, p. 40.
  • 2
    Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. Silet » (1994-1995), leçon du 29 mars 1995, inédit.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 571.
  • 4
    Ibid., p. 306.

L’immixtion des sujets, Liliane Fainsilber

Le terme d’immixtion des sujets m’étant revenu lors de l‘analyse de mon dernier rêve (Edouard devient fou), sans que je ne sache plus vraiment ce qu’il recouvrait, j’ai fait une recherche sur internet portant sur « immixtion des sujets dans le rêve Freud » et suis tombée sur cet article.

 Article de la psychanalyste Liliane Fainsilber, publié sur son blog, Le goût de la psychanalyse, le 31 octobre 2010

L’immixtion des sujets (une difficulté théorique)

Pour décrire les désastres que provoque au niveau de l’imaginaire la forclusion du nom du père dans la psychose, Lacan utilise ce terme énigmatique de « l’immixtion des sujets ».

L’ancien mot latin, immixtio, donc l’ancêtre de l’immixtion, peut se traduire par le mot mélange. Si nous choisissons sa version hostile, cette immixtion évoque d’emblée une intervention extérieure musclée, une invasion, une intrusion forcée, mais elle peut aussi, retrouvant son ancien sens de mélange, évoquer ce joli terme de métissage. L’ambiguité de ce terme d’immixtion nous permettra donc de distinguer d’une ingérence vite persécutive, ce métissage symbolique qui comporte apaisement des conflits, reconnaissance mutuelle de la différence.

De l’ingérence au métissage,
de l’imaginaire au symbolique

Ce terme d’immixtion apparaît donc pour la première fois dans les très long commentaire du « rêve de l’injection faite à Irma » auquel que Lacan a effectué pas à pas dans le séminaire « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique analytique ». Il avance en effet ce terme à propos des trois praticiens que Freud à appelé à la rescousse et qui se penchent tous très doctement pour examiner la gorge d’Irma. Ce sont eux qui font immixtion dans le rêve de Freud.

Dans le Séminaire II : une équivalence : immixtion des sujets / foule

A ce propos donc Lacan nous dit qu’il préfère de beaucoup ce terme d’immixtion à celui de « foule au sens freudien ». En rapprochant de façon, me semble-t-il surprenante, ces deux termes d’immixtion des sujets et de foule structurée, autant dire que nous entrons de plein pied dans le problème des identifications du sujet et notamment des trois formes d’identification décrites par Freud, celle de l’identification primaire narcissique, celle de l’identification à un petit trait de l’autre – identification au trait unaire – celle qui caractérise la fin de l’Oedipe, et enfin la troisième forme d’identification, celle de l’identification hystérique.

Dans la lettre volée : les détenteurs de la lettre s’y assujettissent

La deuxième occurence de ce terme d’immixtion se trouve dans « La lettre volée » qui inaugure les Ecrits. Ce texte est une reprise de la toute dernière partie du séminaire de 1954-1955, celui du moi dans la théorie de Freud et dans la technique analytique, séminaire où il commente donc ce rêve de l’injection fait à Irma. Il l’utilise pour démontrer comment ce que Freud appelle instinct de mort est en fait pour lui une manifestation de l’autonomie du symbolique. C’est dans ce cadre que prend sens ce terme d’immixtion des sujets. Les détenteurs de la lettre s’y assujettissent.

Dans le séminaire des psychoses

C’est là en effet que se trouve cette troisième occurence de l’immixtion à un moment décisif où Lacan va définir ce qu’il en est de l’intersubjectivité délirante en prenant appui sur le texte des Mémoires de Schreber et décrire ainsi les liens de Schreber avec ses nombreux objets persécuteurs qui appartiennent tous à la même série, série qui commence avec le Professeur Fleschig et qui se termine en apothéose par les liens privilégiés qu’il entretient avec son Dieu. Ce séminaire est daté du 11 avril 1956.

Avant d’entreprendre sa lecture, je voudrais éclairer les trois occurrences de cette immixtion des sujets avec l’aide des deux axes du schéma L, son axe symbolique et son axe imaginaire que Lacan modifiera plus tard pour rendre compte du délire de Schreber sous le nom de schéma I qui se trouve lui aussi dans les Ecrits.

Mais déjà rien qu’avec ce schéma L, nous pouvons mettre en évidence aisément le double sens de cette immixtion, celui de l’ingérence et celui de du métissage.

Le schéma L

Le schéma apparaît pour la première fois dans le séminaire du 2 février 1955 du « moi dans la théorie de Freud et dans la technique analytique ». il est dessiné ainsi sous le titre « la fonction imaginaire du moi et l’inconscient ».

Il convient de le représenter sous sa forme première, initiale, avec ses orientations, ses traits pleins et ses pointillés.

Le schéma L

Tout d’abord sur ce schéma nous pouvons repérer deux axes. Le premier est un axe symbolique qui part du grand Autre pour rejoindre le sujet. C’est l’axe de ce que Lacan appelle le pacte, de l’engagement, celui où on dit : « tu es mon maître » ou « tu es ma femme ».

Mais c’est aussi celui de la tromperie toujours possible tel cet exemple que Lacan cite souvent et qu’il a emprunté à Freud :   « Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie pour que je crois que tu vas à Lemberg alors que tu vas à Cracovie? »

Le second axe est l’axe imaginaire qui part du petit autre pour arriver au moi. C’est l’axe de la relation d’objet, de la constitution des objets du désir et des identifications multiples y compris bien sûr celles des identifications oedipiennes.

C’est donc sur ce schéma que nous pouvons maintenant inscrire les deux types d’immixtion des sujets, celle qui s’inscrit sur l’axe imaginaire et l’autre sur l’axe symbolique, sous le nom d’ingérence et de métissage.

Je reprends donc chacune de ces occurrences dans leur contexte avec tout d’abord le rêve de l’injection faite à Irma.

Il y a ce soir là grande réception chez les Freud : « Il y a foule ».

C’est ce que nous raconte Freud dans le texte de son rêve. Je le cite : « Un grand hall – beaucoup d’invités, nous recevons. Parmi ces invités, Irma que je prends tout de suite à part pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma solution. Je lui dis : « Si tu as encore des douleurs c’est réellement de ta faute  » et elle répond : « Si tu savais comme j’ai mal à la gorge, à l’estomac et au ventre, cela m’étrangle ». Je l’amène près de la fenêtre et j’examine sa gorge… j’aperçois d’extraordinaires formations contournées qui ont l’apparence des cornets du nez et sur elles de larges escarres blanc grisâtre – j’appelle aussitôt le docteur M… Mon ami Otto est également là , à côté d’elle, et mon ami Léopold la percute par dessus le corset ; Il dit : « Elle a une matité à la base gauche »…. M dit il n’y pas de doute c’est une infection mais ça ne fait rien ; il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer ».

A la fin de ce rêve Freud réussit à trouver le vrai coupable : C’est la faute d’Otto qui a fait à Irma une piqure de triméthylamine avec une seringue qui n’était pas très propre. Cette formule qui dans son rêve s’inscrit devant ses yeux en caractères gras.

Analyse

Comme le souligne Lacan ce rêve se divise en deux parties, dans la première, Freud décrit ses démêlés avec trois femmes, Irma, sa femme et une de leurs amies. C’est plus une relation d’identification imaginaire à ces trois femmes qu’une relation d’amour. Elle se termine par une vision d’horreur, le fond de la gorge d’Irma. Freud l’appelle l’ombilic du rêve, Lacan rencontre avec le réel.

Cette première partie correspond à ce que nous pouvons appeler le chiffrage du rêve, son élaboration.

Au-delà de ce point franchi, quand les trois confrères de Freud se penchent ensemble sur le cas d’Irma, nous pouvons dire que Freud commence au cours même de ce rêve à le déchiffrer, à l’interpréter.

C’est à ce moment là que Lacan avance pour la première fois ce terme d’immixtion des sujets à propos de ces trois confrères qui dans ce rêve se mêlent à, la conversation qui se poursuit entre Freud et Irma. Ils sont les petits autres de Freud, ses objets rivaux, mais ils sont comme Irma, des personnages de substitution. Ils représentent les personnages oedipiens de Freud à savoir ses demi-frères, Philip et Emmanuel et sans nul doute aussi, même si Lacan ne le cite pas, son petit neveu John qui était son objet rival par excellence.

Il indique qu’il s’agit là d’une véritable décomposition spectrale du moi et c’est donc ce qu’il définit comme étant une immixtion des sujets.

Voici comment il la décrit : Après la vision de la gorge d’Irma… « Un franchissement s’accomplit… il entre à la fin du rêve, une foule, mais c’est une foule structurée, comme la foule freudienne. C’est pourquoi j’aimerais mieux introduire un autre terme que je laisserai à votre méditation avec les doubles sens qu’il comporte : l’immixtion des sujets.
Les sujets entrent et se mêlent des choses, cela peut être le premier sens. L’autre est celui-ci – un phénomène inconscient qui se déroule sur un plan symbolique, comme tel décentré par rapport à l’ego, se passe entre deux sujets. Dès que la parole vraie émerge, médiatrice, elle en fait deux sujets très différents de ce qu’ils étaient avant la parole. Cela veut dire qu’ils ne commencent à être constitués comme sujets de la parole qu’à partir du moment où la parole existe, et il n’y a pas d’avant ».

Si nous essayons maintenant d’utiliser le schéma L pour décrire les différents temps de ce rêve dit de l’injection faite à Irma, nous pourrions inscrire sur l’axe imaginaire a a’, dans la première partie du rêve, en a, le moi de Freud et en face, en a’, au niveau de ses petits autres, tout d’abord les trois femmes qui sont pour lui plus des objets d’identification que des objets d’amour : sa femme, Irma et l’amie d’Irma.

Intersubjectivité imaginaire

Dans la deuxième partie du rêve, Breuer Otto et Léopold viennent à leur tour jouer ce rôle des petits autres imaginaires de Freud. Eux-mêmes représentent ses objets rivaux oedipiens. Puisqu’il s’agit d’une intersubjectivité imaginaire nous pouvons les inscrire aussi bien en a qu’en a’ : ils appartiennent tous au moi de Freud, ils comptent comme la somme des identifications du sujet, ce moi « en pelure d’oignon ».

L’intersubjectivité symbolique

Mais ce n’est pas tout, si nous définissons l’intersubjectivité symbolique comme parole qui passe entre deux sujets. En l’occurrence, avec cette formule de la triméthylamine, ce qui est révélé c’est le transfert passionné de Freud pour Fliess qui lui a permis de découvrir le sens du rêve et de la névrose. Comme le souligne Lacan, c’est « au milieu de ce chaos, du brouhaha de cette foule, que se révèle à Freud le sens du rêve, qu’il n’y pas d’autre mot du rêve que la nature même du symbolique » (1)

Intersubjectivité symbolique

Mais au delà de cette formule, quel pouvait être le désir de Freud, le désir structurant de ce rêve? C’est une remarque d’Otto sur l’état de santé d’Irma qui a éveillé la culpabilité de Freud à l’égard de son analysante. Il l’avait en effet confiée à Fliess pour une intervention sur l’ethmoïde et celui-ci avait oublié une compresse dans la plaie. Elle ne va effectivement pas bien du tout.  « Le sens de ce rêve, ce qui l’anime, nous dit Lacan, est le désir de Freud de se libérer de sa culpabilité. C’est en effet à cela qu’aboutit ce rêve. L’entrée en fonction du système symbolique dans son usage le plus radical, le plus absolu, vient à abolir si complètement l’action de l’individu qu’il élimine son rapport tragique au monde… le sujet se trouve d’entrée de jeu n’être qu’un pion poussé à l’intérieur de ce système et exclu de toute participation qui soit proprement dramatique et par conséquent tragique à la rélisation de la vérité. »

Mais bien que Lacan ne le relève pas, comme cette triméthylamine est un produit de décomposition des substances sexuelles nous pouvons nous demander si elle n’indique pas aussi une première remise en question des fumeuses élaborations théoriques de Fliess sur les périodes masculines et féminines de 23 et de 28 jours ? Beaucoup plus tard Freud avouera en effet à Jung, que tout ce qu’il avait appris sur la paranoïa, il le tenait avant tout de Fliess. Il pensait, pour tout dire que Fliess était paranoïaque.

Trois par trois, les personnages de la lettre volée

Cette métaphore du sujet poussé comme un pion à l’intérieur du système symbolique et entièrement soumis aux lettres de son destin, c’est ce que Lacan reprendra avec la fiction littéraire de Poe sous le titre de La lettre volée.

C’est ainsi que nous retrouvons la deuxième occurrence de l’immixtion des sujets qui est décrite dans le texte des Écrits. Je vous rappelle le sujet de cette fiction clinique: Une lettre compromettante pour la Reine a été volée par le ministre au nez et à la barbe du roi qui ne s’est aperçu de rien. La police cherche à reprendre possession de cette lettre chez le ministre mais en vain. Elle reste introuvable Seul Dupin, en s’identifiant au ministre, en se mettant à sa place, a réussi à savoir comment il l’avait cachée, justement en la laissant bien en évidence, visible aux yeux de tous, posée sur le manteau de la cheminée, mais en changeant simplement son adresse.

Les personnages sont au cours des deux scènes du vol puis de la récupération de la lettre toujours regroupés par trois, comme dans le rêve de l’injection faite à Irma : Le roi, la reine et le ministre, puis dans la deuxième scène, la police, le ministre et Dupin.

C’est à propos de ces personnages que Lacan écrit: « Le module intersubjectif étant ainsi donné de l’action qui se répète, il reste à y reconnaître un automatisme de répétition, au sens qui nous intéresse dans le texte de Freud. La pluralité des sujets bien entendu ne peut être une objection pour tous ceux qui sont rompus depuis longtemps aux perspectives que résume notre formule: l’inconscient c’est le discours de l’Autre. Et nous ne rappellerons pas maintenant ce qu’y ajoute la notion de l’immixtion des sujets, naguère introduite par nous en reprenant l’analyse du rêve de l’injection d’ Irma. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la façon dont les sujets se relaient dans leur déplacement au cours de la répétition intersubjective »

Ces deux premières occurrences de l’immixtion des sujets méritent d’être comparées parce que la démarche de Lacan est inversée dans ces deux approches : dans la première, celle du rêve, il part de l’imaginaire, de la signification du rêve, pour retrouver la lettre du rêve, la formule de la triméthylamine.

Dans la seconde occurrence, il part du symbolique, de la lettre, pour décrire ses effets imaginaires sur le sujet Lacan écrit : « ce que Freud nous enseigne … c’est que le sujet suit la filière du symbolique, mais ce dont vous avez ici l’illustration est plus saisissant encore. Ce n’est pas seulement le sujet, mais les sujets pris dans leur intersubjectivité, qui prennent la file, qui prennent la file… et qui plus dociles que des moutons, modèlent leur être-même sur le moment qui les parcourt de la chaîne signifiante »

L’intersubjectivité délirante

Par rapport à ce que Lacan décrit de cette immixtion des sujets, comment va-t-il définir ce qu’il appelle l’intersubjctivité intersubjectivité délirante? Nous revenons donc à ce séminaires des psychoses celui daté du 11 avril 1956.

Mais avant de le relire je voudrais d’abord vous rappeler un petit passage du texte de Freud sur Schreber où il décrit à sa façon cette intersubjectivité :  « Si nous envisageons l’ensemble de ce délire, écrit Freud, nous voyons que le persécuteur se divise en deux personnes : Fleschig et Dieu ; de même, Fleschig se divise lui même plus tard en deux personnes, le Fleschig « supérieur » et le Fleschig « du milieu », comme Dieu en Dieu « inférieur » et en Dieu « supérieur »… Une telle division est tout à fait caractéristique des psychoses paranoïaques. Celles-ci divisent tandis que l’hystérie condense, ou plutôt ces psychoses résolvent à nouveau en leurs éléments les condensations et les identifications réalisées dans l’imagination inconsciente » (2) .

Dans ce séminaire du 11 avri1 1956, Lacan définit une fois de plus ce qu’est la structure en tant qu’elle est liée au signifiant et qu’il souligne que la psychose ne peut être abordée qu’à partir de là. En effet si on aborde le champ de la psychose à partir de la signification – ce que font la plupart du temps les analystes – rien ne nous permet de distinguer la névrose de la psychose.

Lacan repart donc de la structure, du signifiant et ce qu’il a déjà dit de l’intersubjectivité pour décrire ce qu’il en est de l’intersubjectivité délirante. En effet dit-il « Nous entrons dès qu’il y a délire à pleines voiles dans le domaine d’une intersubjectivité dont tout le problème est de savoir pourquoi elle est fantasmatique ».

Il reprend donc par rapport à la psychose et au délire ce mécanisme dit de l’immixtion des sujets : il rappelle que « le propre de la dimension intersubjective est défini par le fait qu’il y a dans le réel un sujet capable de se servir du signifiant comme tel, c’est à dire non pas pour vous informer comme on dit mais pour vous leurrer (3) que cette possibilité est là essentielle, c’est cela qui distingue l’existence du signifiant. Mais ce n’est pas tout, dès qu’il y a sujet et usage du signifiant il y a un usage possible de l’entre-je, c’est à dire du sujet interposé.

Cette immixtion des sujets dont vous savez que c’est l’un des éléments les plus manifestes du rêve de l’injection d’Irma, à savoir les trois praticiens appelés à la queue-leu-leu par Freud, qui veut savoir ce qu’il y a dans la gorge d’Irma. Ceci n’est qu’une indication. L’immixtion des sujets est-ce que ce n’est pas précisément là ce quelque chose qui nous parait à portée de main dans le délire. L’immixtion des sujets, cette chose qui est tellement essentielle à toute relation intersubjective qu’on peut dire je crois qu’il n’y pas de langue qui ne comporte des tournures grammaticales tout à fait spéciales pour l’indiquer. Pour vous faire comprendre ce que je veux dire, je vais prendre un exemple. C’est toute la différence qu’il y a entre le médecin chef qui a fait opérer un malade par son assistant et un médecin qui devait opérer un malade et qui l’a fait opérer par son interne. Le résultat est le même mais vous devez bien sentir, encore que ça aboutisse à la même action, ça veut dire deux choses complètement différentes. Dans le délire c’est de cela qu’il s’agit tout le temps. On leur fait faire ceci. C’est là qu’est le problème ».

Si nous reprenons la structure grammaticale des deux premières phrases. La seconde est la plus simple, « le médecin a fait opérer son malade par son interne ». Il y interposition imaginaire d’un autre sujet, à savoir l’interne, entre le médecin et son malade, c’est un entre-je imaginaire. Par contre la première phrase est plus complexe en tant qu’il faut distinguer deux points de vue, celui du malade et celui de l’interne. Si le chirurgien a promis à son malade de l’opérer et qu’il le fait opérer par son interne, il y a rupture de promesse, trahison Tandis que vue du côté de l’interne, cette phrase témoigne plutôt d’une transmission, d’un transfert de compétence, c’est donc un geste de reconnaissance. Nous pouvons inscrire cette phrase dans l’axe symbolique des rapports du sujet à L’Autre, soit dans le registre du pacte, soit dans le registre de la tromperie.

Au contraire pour le psychotique, dans l’ordre de l’intersubjectivité délirante, sur l’axe imaginaire du schéma L, On lui fait ou on lui fait faire ceci ou cela, soit directement soit par l’intermédiaire de cet interne, ce n’est plus une rupture de promesse pour le patient ni une autorisation, un encouragement pour l’interne mais une pure injonction qui est du registre de la persécution, de la puissance. Il n’y a pas pour chacun des deux, soit l’interne, soit le patient, possibilité de choix. Ils sont aux ordres, soit comme persécuteur de seconde main soit comme persécuté.

(Est-ce qu’on reconnaît ici mon Edouard, Persécuteur de seconde main, et mon Anton, Persécuté?

Tandis que le « On lui fait faire » m’évoque le rêve où je suis affublée d’un double, comme d’une ombre, « qui me fait faire quelque chose ».

Ces phénomènes sont souvent décrits dans les mémoires de Schreber notamment dans la façon dont Dieu l’empêche, entre autres choses, d’aller déféquer tranquillement (4).

En attendant le schéma I

En attendant le schéma I qui a été inventé par Lacan pour décrire les lignes de force du délire de Schreber nous pouvons déjà repérer sur le schéma L ce qui différentie cette intersujectivité délirante

C’est tout d’abord l’axe symbolique qui est effacé dans la psychose, celui qui va du grand A à S, du grand Autre au sujet. Ce qui ne tient pas en effet pour le psychotique, c’est la subjectivité de l’Autre. L’Autre n’est pas construit pareil que le sujet. L’Autre n’est pas castré. L’Autre n’est pas désirant et donc rien ne permet au sujet de s’identifier en un premier temps à l’objet du désir de l’Autre, puis de s’en dégager par l’intervention de la métaphore paternelle.

Mais cette disparition de l’axe symbolique retentit aussi sur l’axe imaginaire dans les relations du moi au petit autre. Lacan souligne le fait que le psychotique « réagit à l’absence d’un signifiant par une affirmation d’autant plus appuyée d’un autre qui lui, comme autre, est essentiellement énigmatique. L’Autre avec un grand A je vous ai dit qu’il était exclu, exclu en tant que porteur du signifiant. Il est d’autant plus puissamment affirmé entre lui et le sujet au niveau du petit autre. Au niveau de l’imaginaire se passent tous les phénomènes d’entre-je qui eux vont constituer ce qui est apparent dans la symptomatologie de la psychose ».

Ainsi pour l’exemplifier nous pourrions inscrire sur le schéma L, outre son premier persécuteur, Le docteur Fleschig, son successeur le docteur Weber, sans compter les infirmiers de la clinique mais surtout le dieu de Schreber avec toutes ses subdivisions, Dieu antérieur et postérieur, inférieur et supérieur mais aussi avec ses vestibules du ciel et ses oiseaux miraculés. Il y aurait donc beaucoup de monde en a’ mais aussi en a.

Mais Lacan revient aussi sur cette question de l’intersubjectivité délirante exclusivement imaginaire, pour en dire ceci :

« La question est sensiblement éclairée par la nature des phénomènes de l’entre-je, au niveau de l’autre du sujet, de celui qui a l’initiative dans le délire, du Professeur Fleschig, dans le cas de Schreber, du Dieu qu’il est tellement capable de séduire qu’il met en danger l’ordre du monde : entre Schreber et Fleschig un autre est interposé, Dieu mais un dieu lui-même décomposé en de nombreuses instances. Mais l’important, le révélateur, le significatif, c’est le cas de le dire, est de voir apparaître au niveau de l’entre-je, c’est à dire au niveau du petit autre, du double du sujet… une sorte d’usage en quelque sorte taquinant du signifiant comme tel… Ce qui au fond du rêve de l’injection faite à Irma apparaît comme la formule en caractère gras… de même, dans le délire, nous trouvons là l’indication… que ce dont il s’agit c’est de la question du signifiant ».

Et donc au fond, c’est lorsque je me suis aperçue qu’Edouard n’était qu’un double, un petit autre imaginaire, dans mon lapsus fait en séance, que ma colère contre lui est tombée : je n’étais fâchée que contre moi. Je n’étais jamais en colère, que fâchée contre moi. Ce qui est étonnant, c’est que cet aperçu, en un éclair, ait à ce point transformé la situation, modifiée. Il ne m’a plus été possible de rester en colère longtemps sur Edouard. Il ne valait plus rien comme autre persécutant. Dans la réalité tout du moins, dans le rêve, ça fonctionne encore.

Dans le séminaire suivant, du 18 avril 1956, Lacan précise à nouveau les modifications que subissent les liens imaginaires du moi au petit autre en tant que conséquence d’un manque essentiel, celui d’un signifiant, du signifiant du père.

« Supposons justement ceci qui comporte pour le sujet l’impossibilité d’assumer la réalisation du signifiant père au niveau symbolique, qu’est-ce qu’il reste ? Il reste évidemment tout de même la relation imaginaire, c’est à dire que justement c’est une image, que c’est quelque chose qui ne s’inscrit pas dans une relation triangulaire quelconque mais que la relation sera réduite à cette image, sa fonction essentielle d’aliénation spéculaire, de modèle, quelque chose à quoi le sujet peut s’accrocher, s’appréhender sur le plan imaginaire existera quand même. Elle existera justement dans le rapport tout à fait démesuré d’un personnage ou d’un type qui se manifeste purement et simplement dans l’ordre de la puissance et non pas de l’ordre du pacte ».

Le Dieu de Schreber en est l’exemple.

Et ici, reconnaît-on l’horrible personnage de ce cauchemar, qui me met à genoux?

octobre 2001

Notes

1 – p.191 du Moi dans la théorie de Freud et…

2 – Schreber dans les Cinq psychanalyses : voir ce que Freud décrit du fractionnement d’âme : p. 274 et aussi p. 297. Cela donne en effet une bonne idée de ce qu’est cette immixtion des sujets.

3- A propos du leurre voici une devinette qui l’illustre: « Vincent mis l’âne dans un pré et s’en vint dans l’autre ». Combien y a-t-il d’ânes?

4 – p. 276, 277. Mémoires de Schreber

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