J’aime le ciel comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les rochers comme un chamois, l’herbe profonde pour m’y rouler, pour y courir comme un cheval et l’eau limpide pour y nager comme un poisson. Je sens frémir en moi quelque chose de toutes les espèces d’animaux, de tous les instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J’aime la terre comme elles et non comme vous, les hommes, je l’aime sans l’admirer, sans la poétiser, sans m’exalter. J’aime d’un amour bestial et profond, méprisable et sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pousse, tout ce qu’on voit, car tout cela, laissant calme mon esprit, trouble mes yeux et mon cœur, tout : les jours, les nuits, les fleuves, les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la chair des femmes.
La caresse de l’eau sur le sable des rives ou sur le granit des roches m’émeut et m’attendrit, et la joie qui m’envahit, quand je me sens poussé par le vent et porté par la vague, naît de ce que je me livre aux forces brutales et naturelles du monde, de ce que je retourne à la vie primitive.
Quand il fait beau comme aujourd’hui, j’ai dans les veines le sang des vieux faunes lascifs et vagabonds, je ne suis plus le frère des hommes, mais le frère de tous les êtres et de toutes les choses !
Guy de Maupassant
Année : 2018
l’écriture du symptôme
hier lundi, vu analyste HB.
ne pas perdre mon temps mon espoir à chercher à rassembler mes idées. tout dans l’épar, dans et par, dans et par l’épar. l’essentiel c’est de surmonter les vides, ni s’y arrêter ni tomber, sauter. n’importe comment.
mais pourquoi avez-vous arrêté de travailler, avez-vous laissé votre métier, perplexité, perplexité, mais parce que je n’y arrivais, y arrivais plus, plus le moindre faire, aucun, telle que me voyez là, suis là à la reconquête du faire.
l’écriture, ce qui s’est passé, si je n’ai plus écrit de fiction, c’est que je suis tombée amoureuse du symptôme, il me fallait, me faut, me fallait, inlassablement, tenter de restituer rendre cette écriture, je suis tombée amoureuse de l’écriture du symptôme. elle seule encore à mes yeux d’une quelconque valeur, intérêt, passion. j’ai tenté de redoubler dans l’écriture l’écriture du symptôme.
première leçon du Séminaire XXIII Le sinthome, « la difficulté d’arracher l’obsessionnel à l’emprise du regard »
« Lacan indique dans la première leçon du Séminaire XXIII Le sinthome, « la difficulté d’arracher l’obsessionnel à l’emprise du regard », ce regard de l’Autre qui fonctionne comme un Maître, comme Jacques-Alain Miller a pu l’évoquer, et qui lui permet de situer son propre regard : un regard auquel il se mesure en permanence. Raison pour laquelle Lacan évoque ici la fable de La Fontaine dans laquelle la grenouille voulait se faire aussi grosse que le bœuf. »
https://www.lobjetregard.com/2016/08/22/sous-lemprise-du-regard-par-fabian-fajnwaks/
Donn, 29 juillet, 10h56
Ai rêvé qu’on allait devoir partir en voyage, en famille. Mais là, nous étions toujours au travail, F et moi, dans des bureaux différents. Et J est autre part (école probablement). Puis, j’apprends des choses sur les billets, sur mes papiers. Ils ne concordent pas. Il faudrait passer un coup de fil. L’heure de départ de mon avion approche. Il faudrait changer, faire changer, modifier mon billet. Je ne le fais pas. Je suis angoissée.
Je vais voir F à son bureau. Il ne s’en fait pas, il dit que ça va s’arranger
Je lui dis : Mais est-ce que tu te rends compte que vous allez devoir partir sans moi. Il n’écoute pas vraiment. Il n’a pas l’air d’y croire. C’est un avion pour New York.
Quelqu’un appelle pour me demander si je suis inscrite à… (nom manque), je réponds que non. Puis le nom est répété, dont je me souviens alors vaguement, je dis que peut-être, que c’est une erreur, que je ne devais plus être inscrite là, que je le suis toujours, à une ancienne adresse, avec un vieux code dont je ne me souviens plus (hier, j’ai subitement oublié le code de mon téléphone que j’utilise plusieurs fois par jour, pourtant; et mon téléphone a été bloqué). F se souvient lui aussi, dit que c’est déjà arrivé, que ça s’était arrangé. On a oublié de changer l’adresse, les billets ont été envoyés là. Je pense que l’avion est déjà parti. L’employé au téléphone ne dit rien.
*
Nous sommes près d’une piscine extérieure. Un tout petit bébé s’en approche, il est dans l’herbe, c’est une petite fille. Je m’en inquiète. Je fais signe à d’autres enfants, au loin, que j’aperçois, de sa présence, là, qu’ils viennent le chercher. Pas de réaction, je la prends en main, elle est toute petite, tient dans une main ( comme Mélusine, une petite chatte, quand je l’ai eue). Je n’ai pas de réelle affection, attirance pour elle, elle me répugne un tout petit peu. Je la mets dans une sorte d’œuf fermé en plastique transparent, comme les Kinder Surprise ou les cadeaux surprise qu’on peut gagner dans les distributeurs à l’ancienne, qui n’existent plus beaucoup, mais qu’on voit encore, dans certains quartiers, au Japon, c’est pour les enfants.
Je vais vers les enfants que j’ai vus, puis les dépasse, ils ne sont pas vraiment concernés, ce sont des enfants, je vais voir leur mère. Elle sort de sa maison, vient vers moi, elle est furieuse, je me suis mêlée de ce qui ne me regardait pas, elle ne veut pas du tout s’occuper de cette enfant, elle veut que je la ramène où je l’ai trouvée, près de la piscine (eau très bleue, herbe très verte). Je retourne là. Je la mets là. Puis, je la reprends, et fait différentes choses avec elle, elle devient un peu plus un bébé, un enfant, elle peut même parler, je crois. Il y a des choses qu’elle veut, d’autres qu’elle ne veut pas. Je la laisse un petit moment.
Elle est prise en charge par mon frère Jean Pierre et un ami à lui, qui travaillent à la/une/sa maison. Je m’en vais, pas loin, je ne sais pas si je dois continuer à m’en occuper, la laisser à Jean Pierre qui le fait peut être mieux que moi. S’en occupe avec ses deux filles, plus grandes. Mais plus particulièrement d’elle, comme il convient puis qu’elle est toute petite et abandonnée. Je reviens.
La maison s’est comme agrandie. Je ne sais où est l’enfant. S’est comme agrandie parce que JP a construit des toilettes dans pièce d’entrée dont l’usage du coup le semble perdu. Mais, il ne pouvait pas se passer de ces toilettes (pour garder un usage privatif des autres toilettes, les premières, qui se trouvent peut-être dans son atelier, pour n’être pas dérangé). Enfant quelque part là. Le copain de Jean Pierre, c’est peut-être Lumer (dont j’ai oublié le prénom, dont JP disait que c’était son double. Qui est le nom que j’utilise sur Facebook). L’enfant réapparaît. Ils ont préparé, à trois, un petit numéro, un petit spectacle chanté et dansé, court, drôle, comme une petite pub. Je pense qu’ils s’occupent bien d’elle, je n’aurais pas pu faire ça. L’enfant toute petite parle bien, chante, roule d’une épaule de l’un à l’épaule de l’autre. Évoque un peu image de Saint Christophe, transportant enfant Jésus (le géant christophore et sa joie de porter dans un livre de Tournier, Le roi des Aulnes).
Face à quelque chose, une image exposée, ou un objet exposé (au mur), apparaît femme, venue pour cet objet, qui intervient auprès enfant, la prend près d’elle, dit toutes sortes de choses que je n’entends pas, l’enfant est toujours toute petite. Lui dit de se masturber. L’enfant commence à se toucher, au travers de ses vêtements, puis les ouvre, ses boutons, par le haut, pour se déshabiller. Je suis fascinée, étranglée, horrifiée. J’essaie de deviner ce qu’elle ressent, elle me paraît aussi détachée d’elle-même, de ses actes, que je ne le suis d’elle. Elle n’a pas vraiment l’air vivante. Il est discuté de cette femme, qui pense faire le bien, qui appartient à une sorte de secte, que l’enfant connaît. Il est question de lui enlever l’enfant, de maltraitance, de choses que j’ai oubliées. Je me réveille.
Je pense à ces choses, et aux choses que j’ai oubliées. Me demande si j’ai vécu ça. Me dis que non, car aucun souvenir, donc, ne sais pas pourquoi c’est là.
La femme ressemble à une femme de la campagne ou de la province. Elle pourrait porter un fichu, être un peu voûtée, arrondie, épaissie par l’âge, la cinquantaine. Elle est très sûre d’elle, de son rôle. Paisible. Une sorte de « nanny », froide, sans sentiment, qui fait son devoir, qui y trouve sa raison d’être, inébranlable, qui applique les prescriptions qu’un discours bien ficelé soutient.
J’ai aperçu hier, quelque part, un tel corps de femme, dont je m’étais dit qu’il n’était peut-être pas plus âgé que le mien, et m’étais demandé si mon corps aussi, un jour, s’épaissirait autant. Et j’avais pensé que beaucoup de corps de nos jours ne s’épaississaient plus de cette façon, il me semblait, et m’étais demandé pourquoi. Et je m’étais interrogée sur ce qui remplissait ces corps, s’il s’agissait de nourriture ?
J’avais alors pensé à l’arrondissement de ma tante préférée (à la façon dont elle s’était arrondie), aux chocolats qu’elle mangeait tous les jours, aux pralines, à ses cigarettes, à ce choix qu’ elle avait fait, de ne pas cesser de manger, de ne pas cesser de fumer, jusqu’à sa mort, une nuit, d’un AVC au cerveau.
Enfin, je songe qu’au fond, j’étais arrivée en analyse avec ça, la masturbation, sorte de suprême péché, dont j’avais cru que je n’oserais jamais en parler, ce que j’avais fait néanmoins assez vite, m’étonnant que le divan ne s’en soit pas écroulé dans le sol, sous moi, et jusqu’au centre de la terre. Ou que D ne m’aie pas mise dehors avec un doigt accusateur, définitivement indigné, outré. (Ce doigt accusateur? quel doigt dont m’avait mon père parlé? un Rembrandt?)
Deux notes sur la féminité, extraits (Rose-Paul Vinceguerra)
— Surmoitié, ravage et rien
(…)
Où est donc la femme ? Elle est « entre », entre le centre de la fonction phallique et cette absence au centre d’elle-même, faute d’un signifiant qui la représenterait. C’est dans le rapport à cet irreprésentable qu’une femme peut éprouver ce que Lacan va nommer une « Autre jouissance ». Une jouissance Autre que la jouissance phallique limitée. Une jouissance, dont une femme ne dit rien, et par laquelle elle s’éprouve pourtant Autre à elle- même. Une jouis-absence, au cœur de soi mais étrangère à soi. C’est en effet dans un au-delà du terme phallique incarné par un homme que cette jouissance s’éprouve, en un lieu où l’interdit n’aurait plus cours. La jouissance sort là des limites de la représentation de l’Autre comme sexué et le phallus, s’il en est la condition, n’en est pas la cause. À cet égard, ni l’objet qu’une femme est pour un homme, ni le phallus comme jouissance sexuelle solidaire d’un semblant ne sont suffisants pour approcher le réel. Le phallus ne sature pas le rapport d’une femme au réel et si on considère comme réelle cette jouissance, alors il faut supposer que les femmes sont plus du côté du réel que du semblant. Ce qui accompagne ici une femme est ignorance, absence de signification, ou encore solitude. Si la symbolisation de la femme en effet manque, cette jouissance en défaut de paroles a à voir avec le point de manque où s’origine la privation réelle pour celle-ci. En cela, les femmes peuvent passionnément aimer le rien dans une passion mortifère qui peut tout engloutir et que Lacan nomme surmoitié.
(…)
Il ne s’agit plus dans ce ravage de ce que Freud appelle la mauvaise relation à la mère et pas non plus du reproche que la fille fait à celle-ci de l’avoir fait naître châtrée, ni du dommage que la fille pense avoir subi de la part de sa mère. La fille, dit Lacan, attend plus de substance de sa mère que de son père et c’est là qu’est le ravage. Sub-sister, c’est ce qui supporte une existence. Ainsi, la fille demande-t-elle à la mère de faire exister son corps, d’y faire support. Mais cette substance qu’elle en attend se fonde en fait sur un « ravissement », sur un rapt. Le corps de la fille est « ravi » car la féminité est impossible à partager (le signifiant de la féminité est un signifiant forclos). On ne peut donc pas dire avec Freud et même avec le premier Lacan qu’il suffise de se régler sur la fonction paternelle pour régler ce ravage. Ainsi le point de vue freudien est-il transformé.
Aussi bien, la liberté qu’a une femme de pouvoir se situer dans la jouissance non phallique, sa liberté à l’égard du semblant a-t-elle comme contrepartie le ravage qu’elle subit de la relation à sa mère, de la relation à la jouissance Autre qui a habité la femme qu’est sa mère. Ici, la mère ravageante est celle qui lâche l’enfant. Lâcher, laisser tomber, ça ne veut pas dire nécessairement priver l’enfant de soins mais c’est laisser prévaloir une forme de silence absolu dans le rapport à celui-ci. Ce silence va au-delà même de paroles meurtrissantes et de toute signification. La fille est alors aux prises avec cette jouissance muette qui n’a pas d’inscription symbolique.
Il faudra donc que la fille, quand elle est névrosée et en analyse, fasse le partage entre ce en quoi elle a été prise dans les filets de cette jouissance de la mère en tant que femme, jouissance impossible à symboliser et ce en quoi elle y a répondu comme elle a pu, par renforcement de l’identification phallique parfois mais souvent par la mise en jeu d’un circuit pulsionnel mortifiant, effet d’un surmoi, essentiellement féminin. À charge alors pour celle-ci de faire « se réfuter, s’inconsister, s’indécider, s’indémontrer »(20) les dits terribles de ce surmoi, de départager pour inventer le désir qui l’habite. C’est là sans doute une des difficultés les plus aigues de fin d’analyse pour une femme et l’analyste a à supporter ce que cet affrontement à la jouissance la plus sombre comporte parfois d’insoutenable pour le sujet.
« Tu m’as satisfaite petit homme. Tu as compris, c’est ce qu’il fallait. Va, d’étourdit il n’y en a pas de trop pour qu’il te revienne l’après midit. Grâce à la main qui te répondra à ce qu’Antigone tu l’appelles, la même qui peut te déchirer de ce que j’en sphinge mon pas toute, tu sauras même vers le soir te faire l’égal de Tiresias et comme lui, d’avoir fait l’Autre , deviner ce que je t’ai dit ».
C’est là surmoitié qui ne se surmoite pas si facilement que la conscience universelle.
Ses dits ne sauraient se compléter, se réfuter, s’inconsister, s’indémontrer, s’indécider qu’à partir de ce qui ex-siste des voies de son dire.
Dans sa conférence de 1932 sur la féminité, Freud conseillait : « si vous voulez en apprendre davantage sur la féminité, interrogez votre propre expérience, adressez-vous aux poètes ou attendez que la science soit en état de vous donner des renseignements plus approfondis et mieux coordonnés ». C’est dire sur quels bords aléatoires se situe la position féminine, jamais assurée de savoir faire avec une privation réelle de signifiant, privation qui est sa marque pourtant distinctive. Les femmes savent pourtant pallier cette difficulté en usant des ressources offertes par l’expérience millénaire, ou encore de la poésie faite par les hommes sur elles. Mais elles butent aujourd’hui sur la croyance que la science pourrait les aider à dire leur être et ne trouvent là qu’un être réduit à l’apparence ou à l’inverse elles espèrent, comme le font les petites filles, l’amour qui obvierait à la précarité du semblant. Peines (d’amour) perdues. Il revient à la psychanalyse de déjouer l’illusion de remèdes éphémères et de parier sur des accommodements aussi singuliers que le sont les femmes. Ceux-ci ne se cherchent, ne se forgent et ne se trouvent, au cas par cas, qu’à travers ce qui de la parole de celles-ci peut faire advenir un dire.
(1) Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 877.
(2) Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, p. 153.
(3) Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op.cit., p. 557.
(4) Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 185.
(5) Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, op.cit., p.822.
(6) Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op.cit., p. 694.
(7) Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 465.
(8) Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, op.cit., p. 733.
(9) Lacan J., « La signification du phallus », op. cit., p 695.
(10) Ibid., p. 694.
(11) Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, « La logique du fantasme » [1966-1967], leçon du 1er mars 1967, inédit.
(12) Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, op.cit., p. 750.
(13) Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, op. cit., p. 374.
(14) Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op.cit., p. 730.
(15) Lacan J., Ibid.
(16) Lacan J., « La lettre volée », Écrits, op.cit., p 31
(17) Laurent Eric, « Positions féminines de l’être », Quarto, n°90, juin 2007, p. 28-33.
(18) Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 68.
(19) Lacan J., « L’étourdit », op.cit., p 465.
(20) Ibid., p. 468.
http://www.causefreudienne.net/deux-notes-sur-la-feminite/
L’objet voix, extrait (Rose-Paule Vinciguerra)
l’amour surmoitié
Le Surmoi partenaire de l’Amour
— Vicente Palomera
Amour et culpabilité
La clinique psychanalytique permet de constater que les liens de l’amour avec ce qui le conditionne sont loin d’être aussi puissants que ceux qu’il a avec cet Autre, obscur, derrière lequel pointe le surmoi. Jekels et Bergler ont souligné cette évidence sur le plan clinique dans un article : « Übertragung und Liebe » 1 . Dans son Séminaire VIII, Le transfert, Jacques Lacan, tout en en conseillant la lecture, le résume par une thèse et une anecdote.
La thèse est la suivante : «Ce n’est pas simplement que l’amour est souvent coupable, c’est qu’on aime pour échapper à la culpabilité» 2 , ce qui revient à dire que si l’amour est coupable, c’est parce qu’il implique la demande d’être aimé (Geliebtwerdenwollen) par celui qui pourrait nous rendre coupable. Il s’agit alors de voir comment cette thèse s’articule avec le fait que la demande d’être aimé est demande que l’Autre dévoile son manque 3 .
L’anecdote, maintenant : «Si on aime, en somme, c’est parce qu’il y a encore quelque part l’ombre de celui qu’une femme tordante avec laquelle nous voyagions en Italie appelait Il vecchio con la barba, celui qu’on voit partout chez les primitifs» 4 .
La thèse centrale de Jekels et Bergler qui met en relation l’amour et le surmoi implique donc qu’existe une connexion entre le surmoi et le partenaire de l’amour : nous aimons sous la pression du surmoi, lequel incarne une manifestation de la pulsion de mort.
Si Lacan, avec ce qu’il a appelé son «retour à Freud» a conçu la psychanalyse comme une entreprise qui tend à ébranler le sujet dans son rapport à la pulsion de mort, on comprend qu’il s’intéresse à cet article de Jekels et Bergler, dans la mesure où il porte sur ce qui peut permettre d’atteindre cet objectif, c’est-à-dire l’amour de transfert.
Pour Freud la signification de l’idéal du moi implique sa dépendance par rapport au narcissisme : on aime ce qui manque éminemment au moi pour atteindre l’idéal aimé. Lorsque le silence s’installe entre le moi idéal fantasmé et l’idéal du moi réalisé, le moi sombre dans l’abîme de la culpabilité, qui exprime une nostalgie foncière. C’est ainsi que Jekels et Bergler justifient cette particularité surprenante qu’a l’aimé de se dévaloriser lui-même. Cela rendrait raison du fait que, pour se libérer de la douleur, le sujet doive trouver un autre qui sache le rendre coupable.
Pourquoi cela ? Nous le comprenons mieux en partant de la définition que ces auteurs nous proposent du sentiment de culpabilité et qui tient dans ces quelques mots : «ne pas être aimé par le surmoi». C’est la raison pour laquelle, dans la genèse même de l’idéal du moi et du moi idéal il y aurait lieu de supposer une pulsion de mort. Les auteurs nomment cela le «miracle de l’investissement d’objet» (Das Mirakel der Objektsbesetzung).
Où se trouve la double nécessité d’abandonner le narcissisme original et d’investir, au lieu d’un objet propre, un objet extérieur ? (Warum gibt das Ich zugunsten eines fremden Ichs von seiner Libido ab?) Il existe incontestablement pour eux une continuité au niveau de Thanatos. La création d’un objet par l’enveloppement de la pulsion de mort implique une dialectique dans laquelle ce qui est requis ou sollicité est le réel. Dans cette perspective, le choix de l’objet d’amour tend à s’effectuer dans une discordance, dans la mesure où l’amour tend à être un amour «authentique» tout en coïncidant avec le réel du partenaire qui ne trompe pas. L’idéal n’aurait pas d’autre fonction que celle de cacher la réalité de ce qui manque, ce que Lacan démontre magistralement avec le cas de «la femme qui avait les plus jolis seins».
«Parce que je t’aime, je te mutile»
Lacan commence par souligner la distinction nécessaire entre le lieu où se produit le bénéfice narcissique, où l’idéal du moi fonctionne, et sa fonction dans l’amour. Il aborde alors un autre versant classique de la «clinique de l’amour», celle que Karl Abraham a introduite sous le concept «amour partiel de l’objet» 5 .
L’«amour partiel de l’objet» n’est autre que l’amour de l’autre – aussi complet que possible –, à l’exception des génitoires ou pudenda. Lacan remarque que tous les exemples d’Abraham sont fondés sur la séparation imaginaire du phallus. Le phallus, dans cette perspective, est ce dont la fonction se révèle quand il se différencie de l’objet a. Abraham se demande d’où vient la rage qui surgit au niveau imaginaire de châtrer l’autre dans ce point vif, et Lacan cite sa réponse : « Wir müssen ausserdem in Betracht ziehen, dass bei jedem Menschen das eigene Genitale stärker ais irgendein anderer Körperteil mit narzissischer Liebe besetzt ist». «Nous devons donc prendre en considération le fait que, chez tout homme, ce qui est proprement les génitoires est plus fortement investi que toute autre partie du corps dans le champ narcissique.» 6 Plus loin, Lacan signale encore : «La phrase que j’ai extraite d’Abraham le comporte – c’est pour autant que le phallus réel reste, à l’insu du sujet, ce autour de quoi l’investissement maximum est conservé – que l’objet partiel se trouve être élidé ; laissé en blanc dans l’image de l’autre en tant qu’investie.» 7
Un cas analysé par Lacan élucide ce point8 . Il s’agit de l’analyse d’une femme qui, au niveau de ses désirs, s’organisait assez bien : «disons qu’elle prend plus que des libertés avec les droits, sinon les devoirs du lien conjugal et que, mon Dieu, quand elle a une liaison, elle sait en pousser les conséquences jusqu’au point le plus extrême de ce qu’une certaine limite sociale, celle du respect offert par le front de son mari, lui commande de respecter. Disons que c’est quelqu’un qui sait admirablement tenir et déployer les positions de son désir […] elle a su, à l’intérieur de sa famille, […] maintenir tout à fait intact un champ de force d’exigences strictement centré sur ses besoins libidinaux à elle». Lacan nous indique, ensuite, quelle place il occupait pour elle dans le transfert : il incarnait son idéal du moi, c’est-à-dire le point idéal où l’ordre se maintenait, d’autant plus exigeant puisque c’est à partir de là que tout désordre était possible. Lacan nous dit qu’il était mis par elle juste en ce point où il ne devait pas être permissif, ni approuver ses histoires amoureuses. En définitive, placé en I (A) il devait être le témoin de ses histoires mais sans montrer aucun signe de complicité : il incarnait son idéal du moi, c’est-à-dire le point idéal où l’ordre se maintenait, d’autant plus exigeant puisque c’est à partir de là que tout désordre était possible. «Mais je crois, conclut-il, que la chose qui devait être maintenue en tous les cas à l’abri de tout thème de contestation, c’est qu’elle avait les plus jolis seins de la ville» 9 . Disons, en d’autres termes, que c’est à I(A) que manquent «les seins les plus jolis de la ville». La fonction imaginaire de l’idéal se soutient de ceci que, à ce niveau, le phallus réel est préservé.
Si l’amoureux se définit de ne pas savoir ce qui, de l’objet d’amour, le rend amoureux, il n’est donc pas rare que la culpabilité s’infiltre dans la relation amoureuse, car elle est en elle-même une réponse au non savoir. L’amour, en effet, consiste fondamentalement en la non coïncidence du manque du sujet et de ce qui reste caché dans l’autre. Peut-être Lacan a-t-il été poussé à définir l’amour comme un «don de ce qu’on n’a pas» parce que, nulle part ailleurs que dans l’amour, le sujet ne se trouve confronté à la question : «Qui suis-je pour lui ?» ou bien : «Peut-il me perdre ?»
Cet aphorisme paradoxal démontre excellemment que le sujet est intéressé, non pas à l’autre comme partenaire, mais à l’objet a. Lorsque la culpabilité se présente, c’est que le sujet recule dans l’horizon de l’objet du désir, c’est-à-dire, identifie le partenaire avec ce qui lui manque. Chaque fois que l’amour se montre impuissant à cacher, soit l’énigme du désir de l’Autre, soit l’aspiration de la jouissance de l’autre, pointe le surmoi. Le conjoint peut alors devenir pour un sujet le surmoi le plus inconfortable. C’est pour cette raison que, comme le signale Lacan : «si la culpabilité n’est pas toujours, et immédiatement, intéressée dans le déclenchement d’un amour, dans l’éclair de l’énamoration, dans le coup de foudre, il n’en est pas moins certain que, même dans des unions inaugurées sous des auspices aussi poétiques, il arrive avec le temps que viennent se centrer sur l’objet aimé tous les effets d’une censure active.» 10
Le surmoi le plus inconfortable
En ce sens, un fragment de cure nous a permis de concevoir le répertoire de la confrontation du sujet avec le manque de l’Autre.
Dans ce cas, c’étaient la peur et l’angoisse qui faisaient le signe de la culpabilité d’une femme, lors des premiers entretiens. Elles se manifestèrent un an après qu’elle elle fût sortie d’une longue analyse, sortie qui avait eu lieu après sa séparation d’avec son mari, et à la suite du coup de foudre pour l’homme qui passait pour être son surmoi le plus inconfortable.
Le surgissement de cet amour sur le mode du «coup de foudre», que je distinguerai ici de ce que la langue espagnole nomme un amour «à première vue» était un «amour au premier contact». Elle le signale après avoir observé qu’elle veut aborder ce dont il s’agit «avec tact» 11 et avec un analyste avec lequel elle n’aurait pas eu à faire précédemment (à cause de sa profession, elle fréquente le milieu «psy»). Que l’amour soit aveugle ne lui est en rien étranger, à elle qui se rappelle que le premier cadeau qu’elle lui a fait était un livre dont la couverture montrait une femme aux yeux bandés. Elle se demandait : «Qu’ai-je fait ? Pourquoi l’ai-je laissé entrer si vite dans ma vie ?» Maintenant que «le voile est tombé», elle se demande pourquoi elle a si facilement accordé foi à la construction que son partenaire lui avait présentée de lui-même.
Elle se présente donc comme sujette à une grande inquiétude ou, plus précisément, comme prise de peur, d’une peur qui, selon elle, serait le corrélat d’une rétorsion de la part de l’autre qu’elle sollicite avec des pensées mauvaises. On voit comment, dans ce cas, l’inquiétude est un des noms de l’angoisse quand l’objet de cette rétorsion est lui-même produit par le retrait de l’amour. Pour la première fois, dans sa vie professionnelle elle se trouve si malade qu’elle demande un arrêt de maladie. Un rêve d’angoisse la réveille au milieu de la nuit, en proie à la panique : «Je suis dans une fête, je sors dans la rue. J’ai lu la nouvelle d’un violeur qui a tué sa femme. Il y a une grille métallique près d’un square où il y a du monde. De la grille sort un bras d’homme qui touche les fesses d’une fille. Je prends ce bras et commence à tirer avec force pour qu’il ne s’échappe pas. Plusieurs personnes m’aident et finalement nous réussissons à faire apparaître l’homme. C’est un monsieur énorme, brutal et de haute taille. À ses côtés je vois le corps d’une fille avec un vase cassé, cloué dans ses parties génitales, maintenant ensanglantées».
Nous ne dirons pas que le rêve met en scène le vase avec le bouquet de fleurs du tableau de Jacopo Zucchi intitulé Psyché surprend Amour. Nulle masse de fleurs, ici, ne dissimule le phallus d’Éros. Au contraire, le rêve résume bien le refrain populaire espagnol «Se rompio el cantaro» 12 , interprétant en même temps la série d’infections vaginales surgies depuis qu’elle a fait la connaissance de son amant. Celui-ci avait toujours nié qu’un eczéma de son pénis pourrait être à l’origine de ses infections à elle. Après plusieurs années d’insistance, elle a vérifié ses soupçons. C’est là que, pleine de colère, elle veut se séparer de lui. Ce rêve est accompagné d’une série inusitée de rêves ayant la merde pour thème central. Dans l’un, où il y a des toilettes recouvertes de merde, avec des étagères mal rangées et remplies des parfums et maquillages, elle finit par se dire à elle-même : «Je dois vider tout ça !» Dans un autre, la merde sort par la cuvette des toilettes et dans un autre, finalement, elle marche et écrase une crotte dont elle a du mal à se débarrasser.
La sémantique de la couleur et de la merde nous renvoie sans doute à la méchanceté, mais, plus profondément, elle dévoile plutôt la couleur du A en tant qu’énigme et comme figure obscène et féroce qui exige que soit cédé un plus-de-jouir 13 . Le souvenir de ses nombreuses maladies infantiles a permis de situer ce moment d’angoisse. En effet, petite, à chaque fois qu’elle était souffrante, la mère l’envoyait au lit pour des bricoles et lui faisait manquer l’école. Il s’agissait toujours de maladies de la bouche et la gorge. L’interprétation du déplacement «de haut en bas», lui permet de mettre en continuité ses symptômes «génitaux» avec sa symptomatologie infantile, amène le souvenir de la grave dépression subie par sa mère quand elle quitte, à dix-huit ans, le domicile parental et fait se déployer les labyrinthes au long desquels l’analysante cherche, de façon répétitive, l’amour d’un homme, en fuyant le surmoi maternel.
Qu’a de particulier le choix de l’homme dont les demandes d’amour la pressent autant actuellement ? Jusqu’alors, quand elle avait un rapport avec un homme, dans sa tête il y en avait toujours un autre possible. La nouveauté de cette rencontre a été de découvrir qu’avec celui-ci, cela ne lui arrivait plus, elle a découvert qu’elle n’avait pas à penser à un autre homme. Cela dit bien comment l’homme qu’elle avait trouvé s’accouplait à son fantasme. La seule idée de le quitter fait surgir en elle la question : qu’est ce qui se passerait s’il me perdait ?, question qui va de pair avec la peur qu’il pourrait faire une folie. Ainsi elle ne peut donc pas éviter ce point où se pose la question de «faire de sa vie un enjeu pour lui», où elle fait le lien avec la crise endurée par sa mère au moment de son départ. Si on peut, en guise de conclusion, parler d’une «clinique» de l’amour 14 c’est du fait que l’amour ne se déploie pas exclusivement sous la bannière d’Éros, dans la «douce moitié» où le partenaire pourrait combler les aspirations narcissiques du sujet, mais, et plus fondamentalement, comme «surmoitié», – ainsi que Lacan le signale dans L’Étourdit : «C’est là surmoitié qui ne se surmoite pas si facilement que la conscience universelle». 15
* Traduit de l’espagnol par Susana Elkin.
- JEKELS L. et BERGLER E., «Übertragung und Liebe», Imago, Bd. XX, 1934, pp. 5-31.
- LACAN J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, p. 394.
- MILLER J.-A., «Les labyrinthes de l’amour», La lettre mensuelle, n°109, mai 1992, p. 18.
- LACAN J., op. cit.
- ABRAHAM K., «Esquisse d’une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux», 1924, Oeuvres complètes, volume II, Paris, Payot, 1965, p. 305.
- LACAN op. cit., p. 441.
- Ibid., p. 449.
- Ibid., p. 399.
- Ibid, p. 400.
- Ibid, p. 395.
- Le jeu de mots est moins sensible en français qu’en espagnol entre «contact» (con facto) et «avec tact».
- Le refrain est « Tanta va el cantaro a la fitent e que al final se quiebra», dont la traduction fut donnée par François Villon dans La ballade des proverbes : « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise».
- Je fais référence ici au commentaire de Colette Soler sur le surmoi à partir du cas The Piggle de Winnicott in Clinica del superyo en la infancia, «Actas de la VIII jornadas de Forum», Barcelona, 1996.
- J’emploie l’expression introduite par François Leguil dans un conférence à Nantes, le 3 octobre 1987 : «La « clinique » de l’amour et la folie», Travaux 3, Groupe d’études de Nantes, 1988.
- LACAN, J. «L’Étourdit», Scilicet n°4, Paris, 1973, p. 25
les deux surmois
La jouissance au fil de l’enseignement de Lacan, Jean-marie JADIN, Marcel RITTER
De la sphinge grecque à la surmoitié (Joëlle Fabrega)
— ...lorsque le sujet féminin fait appel à l’homme à partir de sa jouissance
[…]
Lacan va régulièrement se saisir de la figure de la sphinge, notamment dans les Séminaires « La logique du fantasme », D’un Autre à l’autre et L’envers de la psychanalyse. Mais c’est dans « L’étourdit » qu’il lui donnera sa valeur finale de surmoi féminin qu’il appellera « la surmoitié »1.
Éric Laurent, dans son bel article « Positions féminines de l’être » 2, commente la prosopopée de la sphinge lacanienne. Il y montre comment Lacan associe dans « L’étourdit » la position féminine à une position surmoïque lorsque le sujet féminin fait appel à l’homme à partir de sa jouissance. « Tu m’as satisfaite, petit homme […]. Grâce à la main qui te répondra à ce qu’Antigone tu l’appelles, la même qui peut te déchirer de ce que j’en sphynge mon pastoute, tu sauras même vers le soir te faire l’égal de Tirésias et comme lui, d’avoir fait l’Autre, deviner ce que je t’ai dit. »3 Cet appel est une exigence de jouissance, mais c’est aussi la proposition d’accéder à un savoir4. À tenter l’homme d’en faire l’égal de Tirésias, la sphinge fait miroiter la possibilité de la comprendre, de la deviner. Mais croire la saisir peut revenir à se faire détruire. Lacan fait donc de cette exigence de jouissance une exigence surmoïque5.
« C’est là surmoitié qui ne se surmoite pas si facilement » 6 ajoute Lacan. On ne peut répondre à celle-ci avec légèreté. Il ne s’agit pas non plus d’y rajouter en cédant à son impératif mais plutôt d’y soustraire quelque chose. Il faut amener l’incomplétude de l’Autre sous les trois formes de l’inconsistance, l’indémontrable, l’indécidable. « Ses dits ne sauraient se compléter, se réfuter, s’inconsister, s’indémontrer, s’indécider qu’à partir de ce qui ex-siste des voies de son dire. »7 Quand se fait entendre cet appel de sirène, il s’agirait de ne pas faire la sourde oreille. Il faut l’affronter de la bonne façon qui serait ramener le rapport à S(Ⱥ) et ainsi, pour le partenaire, de servir « de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même comme elle l’est pour lui »8, soit lui faire entendre « qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre » 9. « [L]es dits de la Sphynge n’ont de pouvoirs mortels que si on ignore qu’il faut y faire face comme être sexué »10.
Une femme peut se trouver livrée à l’illimité de sa jouissance. C’est l’espace du pas tout11. Ainsi, pour certaines, la relation à l’homme peut confiner au ravage et amener à un état particulier d’affolement et de déréliction. Il revient à celui-ci de lui répondre sans s’esquiver. Le discours amoureux a en effet fonction de tempérance pour chiffrer sa jouissance. Mais la parole d’amour doit procéder du manque à être et non pas de l’avoir, pour donner à une femme un supplément d’être qui, dit joliment Dominique Laurent, « permet le chatoiement de tous les semblants »12, pour que le ravissement n’aille pas jusqu’à son terme qui est celui de la pulsion de mort.
Quand cet affolement, orchestré par la pulsion de mort, se présente sous sa face agressive, apparaît la femme fatale. Cette figure de la femme dangereuse se retrouve dans d’autres aires mythologiques : Lilith, Mélusine, la Vouivre pour n’en citer que quelques unes13. Là encore, il s’agit d’affronter, et comme le dit l’écrivain grec Nikos Kasantzaki : « sans nous faire attacher, par faiblesse, au mât d’une grande idée, ne nous perdons pas en écoutant et en embrassant les sirènes. Mais poursuivons notre voyage : enlevons les sirènes, […] et faisons le voyage avec elles »14.
Héra, la déesse voilée, fait figure de gardienne d’un savoir sur la jouissance féminine, elle qui punit Tirésias d’en vouloir divulguer quelque chose. La sphinge grecque est une figure de la pulsion de mort à l’état pur. La sphinge lacanienne est une figure du surmoi féminin, de l’appel de la jouissance féminine à l’état sauvage. Héra se sert de la sphinge pour faire la leçon à ceux qui transgressent « la voie juste »15. C’est au prix de sa castration assumée que l’homme peut braver la privation féminine. Il faut donc faire face à la sphinge comme être sexué. Elle se présente comme surmoitié à celui qui ne veut pas l’entendre et c’est cette face obscure de la déesse Héra que vient incarner, selon nous, la sphinge.
https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2013-2-page-103.htm
Notes:
- Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 468. [↩]
- Laurent É., « Positions féminines de l’être », Quarto, n° 90, juin 2007, p. 28. [↩]
- Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 468. [↩]
- Où l’on voit la parenté, que l’on retrouve dans les textes antiques, entre la sphinge et les sirènes. [↩]
- Lacan introduit là un surmoi spécifiquement féminin à distinguer du surmoi paternel freudien et du surmoi maternel kleinien. [↩]
- Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 468. [↩]
- [26] Ibid. [↩]
- Lacan J., « Propos pour un congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732. [↩]
- Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 127. [↩]
- [29][29] Laurent É., « Positions féminines de l’être », op. cit., p. 30. [↩]
- [30] Laurent D., « Le répons du partenaire », La Cause freudienne, n° 48, mai 2001, p. 74 : « L’homme a un rapport structural à la limite, par le phallus. La femme ne l’a pas. Le rapport à la limite, pour elle, est contingent et relève de l’amour, de la certitude de l’amour qui vient fixer la dérive pulsionnelle. » [↩]
- [31][31] Ibid., p. 76. [↩]
- [32]Cf. Bril J., Lilith ou la mère obscure, Paris, Payot, 1981. [↩]
- [33]Kasantzaki N., Ascèse, Cognac, Le temps qu’il fait, 1988, p. 99-100. [↩]
- Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 141 : « si la castration est ce qui frappe le fils, n’est-ce pas aussi ce qui le fait accéder par la voie juste à ce qu’il en est de la fonction du père ? » [↩]
Le caprice féminin, Frank Rollier (extrait)
[…]
A la fin du paragraphe, Kant note entre parenthèses quatre mots en latin : « Sic volo, sic jubeo », « Ainsi je le veux, ainsi je l’ordonne », dont J.-A. Miller retrouvera l’origine chez Juvénal. À Rome à partir du premier siècle (années 90), Juvénal écrit une série de satires dans lesquelles il dénonce l’hypocrisie des puissants, les mauvais exemples que donnent les parents à leurs enfants, la corruption et la luxure de la société impériale. Dans la satire VI, il s’en prend avec véhémence à la femme mariée, dépeinte comme étant toujours insupportable, sinon dépravée. Il tente de dissuader un ami qui songe à se marier et, entre autres exemples, rapporte cette saynète entre une femme et son mari, sans en préciser le contexte : « Cet esclave, en croix ! » ordonne la femme à son mari, lequel rechigne à obtempérer, pas tant par humanité que par souci de son patrimoine humain. Il essaie de discuter : « Mais quel crime a-t-il commis pour mériter un tel supplice ? Où sont les témoins, le dénonciateur ? On ne saurait prendre trop de temps quand il y va de la mort d’un homme ! ». Ce à quoi elle réplique : « oh le sot ! Un esclave, est-ce donc un homme ? Il n’a rien fait, soit ! Mais je le veux ! Je l’ordonne ! Hoc volo, sic jubeo – Comme raison, que ma volonté suffise ! »1
Le caprice mortifère de la matrone de Juvénal renvoie directement au surmoi dont Freud soulignait la parenté avec l’impératif kantien. Il s’agit donc d’un surmoi qui se situe dans une autre dimension que celle du surmoi qui interdit, dimension que Freud avait précédemment développée. Depuis Lacan nous concevons le surmoi comme une instance qui pousse à la jouissance, qui « pousse au crime » écrit Eric Laurent. J.-A. Miller, dans sa « Théorie du caprice», pointe « l’affinité de la femme et du surmoi »2 que vérifie la saynète racontée par Juvénal.
Lacan fera de la Sphinge (version féminine du Sphinx) une incarnation du surmoi féminin, la surmoitié d’Œdipe qui lance – dans la version du mythe créée par Lacan – un « tu m’as satisfaite petithomme » (( 20 LACAN J., « L’étourdit », Autres Écrits, Seuil, 2001, p. 468. )) , qui apparaît comme un défi, « une exigence de jouissance distincte de la jouissance phallique. » 3 Bien sûr, à travers Œdipe, chaque petithomme est interpellé par cette exigence mortifère qui, selon la lecture qu’Eric Laurent fait de ce passage de « L’étourdit », à la valeur d’un impératif lancé à l’homme : « Fais toi l’ami des femmes ». Pour vraiment les comprendre, fais-toi femme toi-même, essaye de t’approcher de l ’Autre jouissance. C’est à ce propos que Lacan convoque le devin Tirésias : «…tu sauras même vers le soir te faire l’égal de Tirésias… ».
Le point important, me semble-t-il, éclaire ce fait que « la voix du surmoi féminin (…) s’origine (…) de son Autre jouissance qui lui est propre ». Eric Laurent démontre l’issue de ces appels de la surmoitié « à jouir davantage». Loin d’y voir le destin de chaque petithomme , « la psychanalyse consiste plutôt à soutenir que la voix de la surmoitié n’est mortifère que pour celui qui refuse d’affronter l’originalité de la position féminine ».
(…)
La thèse proposée par J.-A. Miller est que « le principe de cette volonté», de ce « je veux », « c’est un énoncé qui est un objet détaché et qui mérite d’être qualifié d’objet petit a, le caprice-cause de ce qu’il y a à faire», « qui en l’Autre divise le sujet». La matrone de Juvénal demande la mort de l’esclave mais « c’est son mari qu’elle veut diviser, elle veut lui faire sacrifier son bien, à savoir un de ses esclaves, pour son caprice à elle» et, de fait, il doute. De la même manière, la Reine fait tourner en bourrique le Roi falot du pays des Merveilles et Lucinde veut faire plier son père, cela afin qu’ils sacrifient leur pouvoir au caprice de chacune. Cette volonté de diviser l’Autre, Lacan l’identifie à la volonté de la pulsion, laquelle est acéphale et se manifeste « comme volonté-de-jouissance»4 , traduit J.-A. Miller.
Peut-on qualifier cette volonté de diviser le partenaire, de perversion ? De Kant à Sade5, il y a une parenté manifeste, marquée par le fait que Lacan introduise ce concept de volonté-de-jouissance lorsqu’il écrit le schéma du fantasme sadien et dégage que c’est la volonté qui semble dominer toute l’affaire. Le pervers s’emploie explicitement à angoisser l’Autre «en bouchant le trou dans l’Autre» ; si le partenaire de la patiente que j’évoquais semble bien avoir été angoissé par la «trituration » de sa compagne, il ne me paraît pas certain que l’époux de la Matrone de Juvénal soit angoissé, pas plus que le Roi d’Alice ou le père de Lucinde : ils sont simplement divisés, déroutés dans leur prétention à gouverner. J.-A. Miller propose que «cette volonté-femme veut séparer le sujet de son avoir […] de ses idéaux». Il tire le caprice féminin du côté de la maîtrise du signifiant-maître, sans en faire une position perverse, ni une posture hystérique pour occuper la place du S1.
Le « hors la loi » ou le « sans limite » de cette volonté-femme est différent du «être contre» de l’hystérique, dont « l’expérience historique est faite ». Aujourd’hui, les femmes peuvent tout à fait légalement« commander avec le signifiant-maître en main » – et J.-A. Miller voit là une nouveauté à encourager.
Pour conclure, avançons qu’avec J. Lacan et J.-A. Miller, s’opère une réhabilitation, ou tout du moins une revalorisation du surmoi féminin. Freud situait cette instance plutôt du côté masculin, au point qu’il apparaissait « même douteux que la femme soit dotée d’un surmoi»6.
Je propose que le caprice puisse être envisagé selon deux registres. Le premier serait de considérer le caprice spécifiquement féminin comme un fantasme masculin, tout comme le masochisme dit féminin et décrit par Freud. L’autre registre, qui n’est pas antinomique au premier mais, me semble-t-il, supplémentaire – tout comme l’Autre Jouissance est supplémentaire à la jouissance phallique – serait de poser que tout ce qui se manifeste comme volonté, telle que définie avec J.-A. Miller, comme relevant d’une jouissance sans limite, hors la loi, puisse être rangé du côté droit du tableau de la sexuation. Cette volonté-de-jouissance se réfère donc au féminin, même si elle émane éventuellement d’un homme. C’est le versant pulsionnel du caprice, qui n’exclue pas sa dimension mortifère, sans que la folie d’une Médée soit en jeu, puisque dans le fond, toute pulsion tend vers la pulsion de mort. Fort heureusement, J.-A. Miller nous rappelle que du côté du vivant, « le caprice est au principe des plus grandes choses ».
Franck Rollier
https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2011/01/Carnet-de-route-9.pdf
Notes:
- JUVENAL., « Satires », p 67, Les belles lettres, Paris, 2002. [↩]
- 19 MILLER J.-A., « Théorie du caprice », Quarto, n° 71, p. 6-12. , p. 11. [↩]
- 21 LAURENT E., « Positions féminines de l’être », Quarto, N° 90 « La femme et la pudeur », pp. 28-33. [↩]
- 22. LACAN J., « Kant avec Sade », Écrits, Seuil, p. 775. [↩]
- 23 MILLER J.-A., « Théorie du caprice», op. cit, p. 10. [↩]
- 24 MILLER J.-A. : « Un répartitoire sexuel », La cause Freudienne, N° 40. [↩]
On doit faire une pièce de théâtre.
On doit faire une pièce de théâtre.
Avec ma famille, je crois.
On s’apprête, à partir.
Avant ça, j’ai fait divers essais, qui m’ont étonnée moi-même, de costumes, ou plutôt d’accessoires. Je ne sais pas où je les ai trouvés, mais ils sont plutôt clownesques, je trouve. Oui, il font de mon personnage un personnage comique. Je les place sur ma tête ou sur mon dos. Ils sont très grands. Comme de longues aiguilles à tricoter, qui sont plutôt comme de grandes oreilles, comme de grandes oreilles de lapin. Et dans le dos, peut-être, de grandes ailes…
Je suis surprise de l’aspect qu’ils donnent à mon personnage, mais je l’accepte, l’adopte. (Les accessoires changent, j’en essaie plusieurs, mais il y a toujours l’aspect comique. C’est quelque chose qui m’est donné et que je prends. Il y avait le texte, déjà le texte, que je connaissais, ceci vient par dessus.)
Donc, on part pour le lieu de la représentation.
Toute la famille, mes parents, mes deux frères.
Arrivés là, je suis un peu surprise, déçue, inquiète, parce que mes accessoires ont rapetissé, vraiment complètement. Ils n’ont plus aucun aspect comique, ils sont devenus insignifiants. (Les oreilles, qui tiennent sur un serre-tête, n’ont plus que la taille d’un brin d’herbe en très mauvais état. Il ne reste plus que deux, trois brins d’herbe cassés.)
Je me rends compte que j’ai oublié mon texte aussi, que j’ai oublié le texte de la pièce, le texte matériel, sur papier; dans ma tête, je crois qu’il est toujours, mais je n’en suis pas sûre.
Je m’enfonce à l’endroit du sexe des aiguilles, de longues aiguilles à tricoter, pour que le texte me revienne, pour que le texte vienne de là, pour que je m’appuie de là pour faire venir le texte. De la sensation. Je ne me fais pas mal. C’est comme si je m’enfonçais quelque chose au travers d’un tissu. C’est comme si j’étais en tissu moi-même. Je ne me m’enfonce pas dans le sexe, la chair, il n’y a pas de sexe, je tente de creuser un sexe plutôt. Pour que le texte revienne.
Je sais que je connais le texte, on l’a beaucoup répété, malgré ça j’ai peur. Il est possible que sur scène tout revienne, c’est ce qu’il se passe normalement, mais peut-être pas. Et j’ai peur que mes frères ne se souviennent pas non plus du leur. Ils sont petits, ils croient qu’ils se souviennent, mais s’ils avaient oublié ? Il faudrait peut-être que quelqu’un ait le texte (pour le leur souffler ? Mais, ça ne me paraît pas idéal.) Pour moi, je voudrais juste le relire.
Je demande l’heure qu’il est à mes parents. Il est sept heures. Je demande à quelle heure a lieu la représentation. À sept heures et demi. J’ai une demi-heure, pour rentrer à la maison, retrouver le texte, revenir. Mes parents ne sont pas d’accord. Ils craignent que je n’aie pas le temps. Mais, rien à faire, j’y vais. Mon père dit que dans ce cas, il m’accompagne, ma mère aussi alors. On y va. Je crois qu’on va jusqu’à la maison, et qu’on ne retrouve pas le texte.
Au retour, vers le lieu de la représentation, je marche plus vite qu’eux, je ne veux pas traîner. Peut-être qu’ils discutent entre eux, peut-être qu’ils sont vieux. J’imagine qu’ils vont me rattraper, que mon allure va les entraîner. Dans le métro, il faut passer par de curieux portiques, comme à la douane des aéroports. C’est peut-être un dispositif anti-terroriste. On est aspergé d’un produit, entièrement. Ensuite, il est recommandé de ne pas bouger, c’est très dangereux (explosion ?) Les gens sont alignés, debout, ils attendent de pouvoir bouger. Plus tard, mon père me rejoint sur le quai. Il est troublé, très troublé. Nous le sommes. Il est aussi passé par le portique. Je ne me souviens pas de la suite. Ma mère arrive probablement, elle serait au bout du quai.
——-————-
Longues aiguilles à tricoter 1. Comme les aiguilles dans les coiffures japonaises. Comme le crayon à papier, auquel je pensais la veille, qu’il m’est arrivé d’utiliser pour faire tenir mes cheveux. Et comme les aiguilles pour l’avortement. Il a été question d’avortement dans les actus, hier. Un médecin a déclaré ne plus vouloir en faire, d’IVG – interruption volontaire de grossesse. Jules (13 ans) s’était déclaré contre l’IVG, il y a quelques temps. Crime, avait-il dit. J’avais supposé qu’il tenait de YouTube, de YouTubeurs.
Théâtre. J‘ai eu envie de m’inscrire à un cours de théâtre. J’ai été à deux doigts de le faire. Je devrais le faire, peut-être. Quand même. L’argent m’a arrêté, le coût. Il y a une grande envie en moi, depuis longtemps, de refaire du théâtre. De retourner dans cette possibilité de faire exister, vivre, vibrer, le texte dans le corps. De retrouver une voix, un corps, un espace. Aussi confiné que pût être celui de la scène. Ou est-ce de ce confinement, justement, qu’il s’agirait de retrouver. Retrouver la justesse de la sensation, et n’y être pour rien. Faire ce qu’il faut. Se mettre au service d’un texte, s’abandonner, être physiquement dans la justesse.
Comique. il y a un aspect comique, chez moi. Qui me retrouve, rejoint, parfois dans l’écriture. Dans le jeu, au théâtre aussi. La salle écroulée de rire. Et moi qui ne faisais que sérieusement les choses. Il y a là un décalage inexplicable. Ce qui s’exprime dans le comique. Comme une volonté propre, inconnue. Une honnêteté, j’ai envie de dire. On accepte de dévoiler le comique, de se prêter au rire. On accepte de s’en faire l’objet. On se sépare d’une chose par le rire, et on donne le spectacle de cette séparation. Ça n’est pas volontaire chez moi, ni contrôlé.
Longues aiguilles à tricoter 2. Les aiguilles de coiffure japonaises, les crayons à papier, les aiguilles d’avortement, et enfin les aiguilles à tricoter à proprement parler : vu hier sur Facebook de ma cousine Roosje une poupée qu’elle avait non pas tricotée, mais crochetée. Ma cousine fait plein de poupées, comme ça, en maille. Des animaux aussi. Je ne sais pas si c’est tricoté ou crocheté. J’ai regardé longtemps cette image, un peu interloquée. J’ai mis un like. J’ai montré à F. J’ai trouvé ça beau. Ça m’a fait penser au Japon. Ma cousine Roosje, donc, qui…. voulait jouer au médecin sous les couvertures avec moi, la nuit. Moi, je ne sais pas du tout tricoter. Pas du tout, du tout.
Je ne retrouve pas le texte. L’oubli dont je suis atteinte. Ma peur de l’oubli. Des mots, de la formation des phrases, des faits aussi, de l’effet du temps qui passe. Comment l’écriture est un combat contre cet oubli, que je prends encore pour symptomatique. Que je ne lie pas entièrement à l’âge. (Que je relie encore, de loin en loin, à l’oubli des noms propres de Freud. Au nom d’auteur. Que je relie à ma façon d’être femme, de vouloir savoir au féminin, d’en trouver le mode de communication, de reconnaissance. Et que je relie à mon manque d’exercice de la parole, au fait que je parle si peu et que cela soit devenu si difficile, décourageant, presqu’impossible. Comment j’y ai renoncé. Comment pourtant je voudrais que ça parle, que ça parle autour de moi, que des voix résonnent, prennent l’espace, joyeusement, fièrement, indifféremment, facilement. Ma voix aussi. A la façon dont j’aurais renoncé à ces voix pour n’entendre plus que la voix dans ma tête, ma voix dans ma tête. Ce texte infini de la conscience, pendant des années adressé à l’analyste, tant d’années. Cette voix qui se retourne contre moi quand je ne trouve plus d’ailleurs, d’autre à qui l’adresser. Cette voix que je peux entendre, ré-entendre, en écrivant. Jouissance de l’a-pensée.)
Les portiques de métro, le produit dangereux. Il me semble là que quelque chose passe de la possibilité du comique au dramatique, à l’horreur. Je pensais hier en regardant quelque chose aux actus, qu’on nous fait vivre tout le temps dans ce spectre du terrorisme. Qu’on fait appel à une terreur autre en nous, qu’on invoque, convoque une horreur, à laquelle on essaie d’imposer le visage du terrorisme, pour nous contrôler. Cela ce sent, de plus en plus, surtout avec ce Macron. Qu’il vise à nous imposer un État policier.
Mais, la première idée que j’ai eue, concernant ces portiques, c’est celle du gaz utilisé dans les chambres à gaz, ce gaz léthal. Comment s’appelait-il? Le Zyklon-B.
Hier, nous avons retrouvé vide une ampoule d’insecticide, d’anti-puces pour Chester. Il ne s’était pas laissé faire quand nous avions voulu lui en appliquer dans le cou, il s’était enfui. L’ampoule était restée ouverte. Je l’avais posée sur une étagère, hors de portée de main. Le produit est dangereux. Là, en la retrouvant, j’avais pensé que ce produit dangereux s’était évaporé dans l’air…. nous empoisonnant.
Le Zyklon-B était un pesticide. « Une substance utilisée pour lutter contre des organismes considérés comme nuisibles.«
C’est un nom du trauma de mon père. « Je suis un traumatisé de guerre« .
C’est quelque chose dont j’ai hérité.
Mais, je sais autre chose de ce qu’il en était de l’horreur pour mon père. Pas le dernier mot, pas le fin mot, un autre texte.
Le Zyklon-B, c’est peut-être une horreur aussi rapportée que celle du terrorisme. Ce qu’il en reste aujourd’hui, pour moi. Un masque.
Dans le rêve, quelque chose donc, au moment de la représentation, fait disparaître la possibilité du comique. Et le texte.
Il y a un déplacement, en famille, et… la représentation, in fine, n’a pas lieu.
La représentation n’aura pas lieu, en raison d’une horreur qui a un nom, mais qui n’est pas le bon (le terrorisme de Macron, le Zyklon-B de mon père) ( il n’y a pas d’horreur en commun).
Ce que je sais de mon père, c’est que pour lui, le sexe, c’était une horreur, une horreur de violence, ce qu’il a dit à l’hôpital, en remontant des soins intensifs ou juste avant d’y redescendre. Mais, je ne peux pas dire ça, que le sexe était pour lui une horreur. Je n’en sais rien. Je sais, qu’à un endroit de lui, il y avait ça. Pendant que mon père était malade, ces longs mois entre la vie et la mort et le coma, j’ai souvent eu l’impression qu’il était dans un cauchemar éveillé. Or, un cauchemar, ça n’est pas un endroit où on vit. C’est un endroit qui loge quelque chose d’insoutenable, pas fait pour vivre au grand jour. Cela dit, son angoisse était telle, que j’en avais acquis de l’admiration pour lui, du respect. Qu’il ait pu faire tant de choses sur des tréfonds aussi… C’est ce à quoi je pensais, au sortir du rêve, ce sentiment que le comique ne nie pas l’horreur, mais lui trouve une place, lui fabrique une place, le remet à sa place, fait valoir tout ce qui n’est pas l’horreur. Mais, enfin, il n’est pas sûr que cela soit exact, suffisant. Il y a aussi ce que Lacan dit, à propos du comique, du lien du comique et du phallus. Bref, je n’en sais pas grand-chose. Il n’empêche que les grandes aiguilles font les grandes oreilles, que ces grandes oreilles entendent de grandes choses, qu’il est plus facile de dire dans un langage de clown, et que ces grandes aiguilles peuvent aussi fabriquer des textes depuis les sexes qu’elles creusent (et tricoter des corps de chiffon pour l’amour), quand bien même cela puisse évoquer ou aboutir à un avortement, ce qui s’ôte, dans sa chair, d’une possibilité de vie.
Donc, je voulais dire que Auschwitz, les camps, la guerre quarante, les nazis, ça n’était pas premier. Pas nécessairement l’horreur première, pour mon père. Il y avait autre chose, dont ces paroles de mon père sur le rapport sexuel étaient plus proches. Auschwitz, c’est une dimension, donne une idée de la dimension. De ce qui ne se prête pas à la représentation.
Tandis que par ailleurs, pour mon père, ce qu’il a connu avant, avec ma mère, la longue correspondance qu’ils ont eue avant que de se marier, avant que de fonder une famille, peut-être qu’à ce moment-là, le rapport était enchanteur.
Cette tentative, dans le rêve, que le texte vienne du sexe, de l’intérieur (poupée de chiffons mais pas sans sensation). Que se re-construise à partir de là un texte censé connu mais dont rien n’est su, c’est ce que j’ai connu avec Nathan. C’est l’ancrage dans le réel du corps. Là, il y a forcément certitude, là le doute n’a plus de place. Et ça a été un grand plaisir… Source de grande bonne humeur. D’accoucher un texte de désir.
Le comique viendrait dans un moment de distanciation de l’horreur et pour la représentation. ( Dans le rêve, le comique, de l’aiguille à l’oreille, se propose à moi comme vêtement pour dire le texte, qui est déjà là. Comme enveloppe.) Et cette représentation n’a pas lieu. Donc, l’horreur a été plus forte. Cette représentation qui devrait se faire en famille, moi et mes frères.
J’ai été très récemment en contact avec mes frères, un peu plus que d’habitude, en raison de la santé de ma mère et de celle de mon frère Jean Pierre.
Il y a eu une représentation, il y a très longtemps, qui s’était mal passée. C’était une représentation de la sainte famille !! J’avais mis en scène l’arrivée de Joseph et de Marie dans une étable, la naissance du bébé. Et, je ne sais plus pourquoi, mais je m’étais très fort fâchée sur l’un de mes frères, lors de la représentation, qui n’avait pas fait ce qu’il avait à faire. Je crois qu’il était censé être parti faire une course au village, et qu’il était revenu sans, sans ce qu’il était censé ramener !! Et ça m’avait mise dans une colère dingue, insensée, totalement injuste, sur mon pauvre frère, ce qui avait totalement, évidemment, ruiné la représentation, censée être idyllique et sacrée de la naissance du Christ, où je m’étais attribué le rôle de la Vierge Marie. A posteriori, c’est comique.
Terrorisme : Il y a aussi le livre que je lis en ce moment, Pastorale américaine. Un père dont la fille, bègue, devient terroriste, commet un acte de terreur. C’est l’histoire qu’un écrivain, qui sera le narrateur jusqu’à un certain point du livre, essaie de retracer, de compléter, d’inventer, tant il en a été frappé, quand les grandes lignes lui en ont été racontées (sainteté du père, promis enfant à un destin d’exception, tant ses talents d’athlète sont grands, qui choisit au contraire la vie la plus simple et normale possible, par amour pour l’Amérique, pour le pays, et dont la fille si chérie, préservée de tout, idylliquement élevée, devient terroriste. Il est question dans ce livre aussi de ce qui se fait, ce qui s’invente, comme fiction, quand la réalité la dépasse de trop loin, fiction face à l’impossible, l’inexplixable. De la décision de cet écrivain de répondre à l’énigme de cette histoire en l’inventant.